Du schiste au Rafale : énergie et alliances au Moyen-Orient

Cécile Maisonneuve - Conseiller auprès du centre énergie de l'IFR

Conseiller auprès du centre énergie de l'IFRI 

Membre du Comité des Experts de Connaissance des Énergies

Inde, Egypte, Qatar… : l’année 2015 voit se succéder les contrats commerciaux pour le Rafale, balayant les doutes sur la capacité de la France à exporter le fleuron de sa flotte de combat. Et d’autres pays sont régulièrement cités, notamment dans le Golfe, qui pourraient venir allonger la liste des succès du Rafale à l’exportation.

Si les performances techniques et les conditions commerciales expliquent certainement pour une grande partie ces résultats, la question doit aussi être posée du moment auquel ils surviennent : pourquoi aujourd’hui alors que les négociations qui les ont précédés durent depuis de très longues années ? Dans quelle mesure cette cascade de contrats est-elle liée à l’évolution du contexte géopolitique dans un secteur où commerce et stratégie sont indissociablement liés ? Une évolution géopolitique marquée, dans la région, par le printemps arabe et ses conséquences, par la déliquescence du régime irakien née de l’intervention américaine de 2003, et au-delà, par une politique étrangère américaine en mutation. Que ce soit en Egypte ou vis-à-vis de l’Iran, les positions américaines ont, pour le moins, troublé les dirigeants arabes traditionnellement alliés des États-Unis, à commencer par le principal d’entre eux, l’Arabie saoudite.

Cette mutation intervient sur fond de révolution énergétique en Amérique du Nord, avec le retour des États-Unis sur la scène internationale des grands producteurs de gaz et de pétrole grâce aux hydrocarbures non conventionnels. Cette nouvelle donne pétrolière et gazière mondiale est-elle en train de conduire à une recomposition des alliances au Moyen-Orient ? Pour aller plus loin, signifie-t-elle une moindre influence américaine dans la région et, si tel est le cas, au profit de qui ?

Répondre à cette question revient à tordre le cou à trois idées reçues.

Rien n'indique que les États-Unis aient relâché leur politique de sécurisation du détroit d’Ormuz.

La première voudrait que les États-Unis, autosuffisants en gaz et bien moins dépendants du pétrole moyen-oriental, se désintéresseraient de ce terrain complexe et imprévisible. Certes, la proclamation du « pivot » vers l’Asie de la diplomatie américaine en 2013 a nourri cette hypothèse. La région reste néanmoins cruciale pour les intérêts américains. Au-delà de leur propre sécurité énergétique, les États-Unis restent garants de la sécurité d’approvisionnement mondiale en pétrole et gaz et rien n’indique que, dans le contexte de l’accord iranien, ils aient relâché leur politique de sécurisation du détroit d’Ormuz. De même, ils ont renouvelé leurs garanties de sécurité au régime saoudien, qui reste un allié majeur dans la région… et un client de premier plan pour l’industrie d’armement américaine. Par ailleurs, même si la relation israélo-américaine n’est pas linéaire, elle reste une composante essentielle de la politique étrangère américaine, et ce pour toutes les composantes de la diplomatie américaine. Enfin, l’expansion de Daech en Irak et en Syrie repose la question de la politique moyen-orientale de Washington.

La deuxième idée reçue consiste à ne lire la situation du Moyen-Orient que comme la résultante des intérêts des grandes puissances, notamment énergétiques. États-Unis, France, Royaume-Uni… seraient immanquablement responsables de la situation en Irak, en Syrie, selon un jeu séculaire. Il n’en est rien : la dynamique des événements au Moyen-Orient répond d’abord et avant tout à des logiques régionales et nationales. Même si la situation en Irak est pour partie le fruit de l’invasion américaine de 2003 et d’une gestion manquée de l’après-Saddam Hussein, la question du partage du pouvoir entre chiites et sunnites d’une part, entre Arabes et Kurdes d’autre part est ancienne. Les rivalités locales sont ancrées dans une dynamique locale, elle aussi pluridécennale. De même, la guerre en Syrie a d’abord et avant tout pour origine le refus, par le peuple syrien, de la dictature. Au plan régional, même si l’émergence de Daech brouille les cartes, au sens propre et figuré, le caractère structurant de l’affrontement entre l’Arabie saoudite et l’Iran pour le statut de puissance régionale est une autre réalité majeure.

Ce n’est pas au département d’État ou à la Maison Blanche que se fixent les prix du pétrole.

La troisième idée reçue consiste à ne voir dans les décisions de politique énergétique qu’une autre forme de politique étrangère, comme si la première n’était qu’un outil au service de la seconde. S’agissant des États-Unis, c’est omettre que la révolution des hydrocarbures non conventionnels, même si elle a été facilitée par des crédits publics de recherche sur la fracturation horizontale il y a 25 ans, est aujourd’hui un phénomène de marché. Ce n’est pas au département d'État ou à la Maison Blanche que se fixent les prix du pétrole. Quant à l’Arabie saoudite, même si la politique pétrolière y joue un rôle stratégique, cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas motivée par des considérations d’abord énergétiques. En l’occurrence, c’est bien en vertu de leur analyse des marchés pétroliers que les Saoudiens ont fait le choix d’une stratrégie de préservation de leur part de marché, quitte à laisser chuter les prix du pétrole. Dans les deux cas, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas un effet d’aubaine : l’affaiblissement de l’économie russe, un Iran étouffé par la chute des prix du pétrole et du gaz ne sont pas malvenus dans la situation actuelle, pour les Américains comme pour les Saoudiens.

En vertu de cette triple grille de lecture – rôle toujours majeur des États-Unis, poids des facteurs nationaux et régionaux dans les (dés)équilibres de la zone, influence majeure de l’état des marchés pétroliers et gaziers –, la thèse d’un basculement d’alliance de certains pays du Moyen-Orient en faveur de la France n’apparaît guère crédible. Que les cartes soient rebattues, c’est un fait. Mais, bien plus que le renversement des alliances traditionnelles, ce qui domine, c’est le grand retour du pragmatisme.

Pragmatisme des Saoudiens confrontés à l’aboutissement, après douze années de négociation, de l’accord des puissances occidentales avec l’Iran, à l’émergence des États-Unis comme grand producteur pétrolier, et pour partie producteur d’équilibre du marché. Pragmatisme des États-Unis qui ont soutenu la tentative démocratique en Egypte sous le régime Morsi, y compris au risque d’une mainmise des islamistes, mais se taisent face à la dérive autocratique d’un régime turc qui combat les Kurdes. Pragmatisme des Russes qui utilisent leur politique de soutien au régime syrien comme démonstration de puissance à l’égard des États-Unis et de leurs alliés. Pragmatisme de la France qui veut le départ du Président Assad mais soutient l’Egypte du maréchal Sissi. 

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