Sûreté nucléaire: une réforme au risque de perte de compétence

  • AFP
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Fuite de cerveaux et perte de compétence globale de l'expertise: tel sont les risques majeurs mis en avant par les personnels des deux agences de sûreté nucléaire que le gouvernement veut réunir pour "fluidifier" les décisions, à l'aube de la relance de l'atome en France.

Le gouvernement a annoncé mi-février sa décision soudaine de démanteler l'IRSN, la police scientifique du risque nucléaire, pour le fondre au moins en partie dans l'ASN, chargée de contrôler et gendarmer les centrales.

La présidence de l'ASN (Autorité de sûreté nucléaire) soutient le projet, dont les modalités resteront à définir si le Parlement l'approuve. Le texte sera examiné à partir du 13 mars.

Mais les intersyndicales des deux organismes ont publié jeudi un premier communiqué commun pour "unanimement alerter sur le risque majeur d'affaiblissement de la compétence globale du contrôle et de l'expertise en sûreté nucléaire que cette réforme ferait courir".

"Dans le contexte actuel de tension sur les métiers du nucléaire, sans cadre budgétaire défini, sans réflexion ni identification des missions concernées par la fusion et sans garanties concrètes pour les personnels des deux structures, ce projet porterait préjudice à l'attractivité des métiers de l'inspection, de l'expertise, de la recherche et de la prise de décision", s'alarment-ils.

Déjà les experts du risque inondation et submersion marine à l'IRSN (Institut de radioprotection et sûreté nucléaire) ont été approchés par EDF, dont les futurs réacteurs seront souvent situés en bord de mer, et en demande de spécialistes des risques climatiques.

Ils "ont été tous contactés par un laboratoire d'EDF disant +si vous voulez venir chez nous, vous pouvez+. Le risque qu'on court en ce moment, c'est celui-là: la déstabilisation des équipes", a dit mercredi au Sénat le DG de l'Institut, Jean-Christophe Niel.

Interrogé par l'AFP, EDF s'est défendu de vouloir dépecer l'IRSN: "si nous constations que de nombreux jeunes chercheurs de l'IRSN se présentaient comme candidats aux campagnes de recrutement d'EDF R&D, nous prendrions contact avec la direction de l'IRSN pour éviter toute fragilisation de l'Institut" affirme-t-on.

- "intérêt général" -

Dès l'annonce du projet en février, la crainte de perte de compétences à l'IRSN a été relevée par ses ingénieurs, chercheurs, médecins, agronomes, techniciens.

Chez nous, "les salaires sont de 20 à 40% inférieurs à fonction équivalente dans le privé", explique l'ex-DG adjoint de l'IRSN et jeune retraité Thierry Charles. "Devant le flou, il y a un risque de départs, vers Orano, EDF..." car le nucléaire recrute et "les bras manquent".

Selon lui, ce qui attire les chercheurs de l'IRSN c'est "l'intérêt général". "Les salaires sont moins bons qu'ailleurs mais le travail a du sens", dit-il.

"Tout réorganiser, c'est au minimum trois à cinq ans de pagaille. Et la plupart des accidents ont eu lieu en lien avec des facteurs humains", avertit-il.

Pour Charles Meurville, hydrogéologue "fier d'oeuvrer pour la société", qui suit la radioactivité des sols, cette réforme "vend du rêve, mais accumule les problèmes administratifs".

En perdant "un tiers des sites" (militaires) avec la réforme, le travail "perd en intérêt", dit-il.

A l'ASN, le délégué UNSP-FO (seul syndicat représentatif), Matthias Farges craint une "déstabilisation" quand il s'agira de "retrouver une cohésion entre les 1.750 salariés de l'IRSN et les 500 de l'ASN".

"A long terme, oui, une autre organisation est probablement possible, mais dans les années à venir, beaucoup devront y travailler alors que les dossiers des nouveaux réacteurs et de la prolongation des anciens sont déjà sur nos bureaux ! Autant de matière grise et ressources non consacrées à la relance du nucléaire", dit M. Farges.

"Si on a une fuite de cerveaux, on sera moins bons, on aura plus de mal à instruire et décider vite et de manière rigoureuse: certaines expertises reposent parfois sur quelques personnes..."

Au contraire, la ministre de la Transition énergétique Agnès Pannier-Runacher voit dans cette réunion "une opportunité de diversifier les possibilités de carrière (...) et de mobilité géographique pour les collaborateurs des deux entités".

Mais les experts lèvent un autre sujet: quid des recherches menées à l'IRSN qui nourrissent l'expertise ? Qui pour les financer ? Certaines sont aujourd'hui co-financées par les exploitants, ce qui ne sera plus possible au sein d'une future ASN unifiée, où les contrôlés ne pourront financer leur contrôleur.

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