La vision de…
Benjamin Dessus

Président de l’association Global Chance

Le dérèglement climatique avance à grands pas, plus vite que ne le pensait la communauté scientifique. Comment alors répondre aux besoins de « services énergétiques » de l’humanité sans abandonner à leur sort les milliards d’humains des pays en développement déjà existants, et les plus de 2,5 milliards de plus que l’on attend à l’horizon 2050 et qui vont très majoritairement y naître?

La question posée n’est pas réellement nouvelle et la nature des réponses possibles non plus. En 1990 par exemple, un scénario énergétique mondial, NOE(1), sans connaître encore les très nombreux développements des sciences du climat, se posait néanmoins une double question : comment parvenir en 2060, avec une population mondiale alors estimée à 10,2 milliards(2) à cet horizon, à un système énergétique  dont les émissions de CO2 ne dépassent plus la capacité d’absorption de la biosphère(3) et dont les déchets nucléaires à haute activité et très longue durée de vie, dont on ne savait déjà que faire à l’époque, cessent d’augmenter ?

Un exercice normatif donc dont l’actualité est évidente, à la fois pour le climat puisque les préconisations  du GIEC en termes d’émissions de CO2 en 2050 sont du même ordre, et pour le nucléaire qui se trouve dans une situation bien pire qu’en 1990, puisque qu’à la question des déchets s’est ajoutée celle de la réalité d’accidents majeurs qui étaient jusque là considérés comme totalement improbables.

Le scénario NOE s’appuyait sur deux points principaux :

  • une division par un facteur 2 de la consommation d’énergie par rapport à 1985 des pays industrialisés dont la croissance économique resterait inférieure à 0,7% par an tandis que les pays hors OCDE connaîtraient une croissance moyenne de 2,5% par an sur toute la période ;
  • le remplacement progressif des énergies fossiles par les renouvelables pour que ces dernières couvrent 50% des besoins d’énergie en 2060.

Le tout en refusant le pari d’apparition d’une technologie miracle (par exemple le stockage à très grande échelle du CO2). Dans l’ambiance de l’époque, alors que les débats portaient sur les parts de marché futures du charbon, du pétrole et du gaz (pour satisfaire une demande estimée à plus de 20 Gtep en 2050) et sur l’intensité de la relance du nucléaire mondial après Tchernobyl, le message restait inaudible.

Vingt-sept ans plus tard, le GIEC et les diverses lois de transition énergétique des pays européens disent pourtant peu ou prou la même chose. A ceci près qu’on a pris 27 ans de retard, avec des émissions de CO2 des pays de l’OCDE qui ont encore augmenté entre-temps de 9% et hors OCDE de 100%.

Sauf miracle technologique immédiat, il va donc falloir diviser la consommation finale d’énergie des pays riches par un facteur deux au moins d’ici 2050, restreindre celle de pays comme la Chine ou le Brésil, limiter sérieusement la croissance de celle des pays en développement et sortir à grands pas des combustibles fossiles. Avec une exigence en plus, largement ignorée à la fin des années 1980, celle de diminuer drastiquement les émissions du deuxième gaz à effet de serre, le méthane, dont plus de 30% sont directement associées au système énergétique(4).

La question n’est pas tant technologique : on dispose en effet déjà de techniques efficaces pour rendre les services énergétiques courants (s’éclairer, se chauffer, se transporter, etc.) et des progrès rapides sont encore très probables sur certaines des technologies d’usage de l’énergie. Quant aux énergies renouvelables pour la production d’électricité et de chaleur, elles ont connu ces derniers temps, pour certaines d’entre elles (éolien, photovoltaïque), des progrès spectaculaires.

La question n’est pas non plus de nature économique : on sait depuis 1995(5) que les scénarios bas carbone n’exigent pas d’investissements supérieurs aux scénarios « business as usual », ce que confirme aujourd’hui la Commission mondiale sur l’économie et le climat(6).

La question est donc avant tout sociétale et politique. Sommes-nous individuellement et collectivement capables non seulement d’adopter les technologies les plus efficaces sur le plan énergétique mais aussi et peut-être surtout d’adopter des comportements qui ne poussent plus à la gabegie énergétique ? Sommes-nous capables de transférer au plus vite nos technologies les plus modernes et les plus efficaces à nos voisins émergents ou en développement pour leur éviter un apprentissage énergétique aussi désastreux que le nôtre ? Et tout cela sans attendre : en 2050, la plupart des infrastructures de logement et de transport, les centrales électriques et les capacités de l’industrie de base que l’on construit aujourd’hui seront encore en service.

D’où quelques interrogations : la compétitivité élevée au rang de dogme qui magnifie la réussite individuelle alors qu’il faudrait faire émerger les valeurs collectives de solidarité et de coopération est-elle compatible avec une telle exigence ? Et la croissance économique, mesurée par la consommation, considérée comme le remède à tous nos maux? Et l’accroissement des inégalités sociales qui accompagne cette croissance dans l’ensemble de nos sociétés avec leurs conséquences sur la consommation(7) ? Et le désengagement des États dans l’investissement des infrastructures? On sait pourtant que le secteur privé ne prendra jamais en charge les infrastructures de base nécessaires à la transition ni au Nord, ni a fortiori au Sud.

C’est au contraire d’une économie de la responsabilité individuelle et collective, du partage, de la coopération et de la sobriété conviviale dont nous avons besoin sans attendre autour de quatre axes forts :

  • la sobriété et la modération énergétique individuelle ;
  • la coopération entre citoyens consommateurs qui permet des gains majeurs et immédiats d’efficacité énergétique(8) ;
  • les investissements d’infrastructure(9) (urbanisme, transports en commun, logement) ;
  • le recentrement de la recherche, de la production d’énergie centralisée (et en particulier du nucléaire) vers les usages de l’énergie, les réseaux intelligents et les énergies décentralisées.

A nous, pays riches, de nous engager très vite dans ces quatre domaines, quitte à bousculer les dogmes dominants et les corps constitués qui les propagent et en tirent leur pouvoir.

parue le
06 mars 2017
Sources / Notes
  1. Jérémie et Noe, deux scénarios énergétiques mondiaux, Benjamin Dessus et François Pharabod, Revue de l’énergie n° 421 Juin 1990.
  2. Les prévisions les plus récentes de l’ONU sont de 9,7 milliards en 2050 et de 11 milliards en 2100.
  3. Telle qu’on la connaissait à l’époque (environ 12 Gt CO2/an).
  4. Selon le GIEC, le méthane est en effet responsable de 32% du surcroît de forçage radiatif enregistré entre 1750 et 2010 derrière le CO2.
  5. « Systèmes énergétiques pour un développement durable », Thèse d’économie de Benjamin Dessus à l’Université de Grenoble, 9 février 1995.
  6. 93 000 G$ à investir à l’horizon 2030 pour un scénario de transition contre 89 000 G$ pour le scénario « business as usual ».
  7. On sait en effet depuis les travaux de Veblen que l’imitation des plus riches joue un rôle de premier plan dans le comportement de consommation d’une société. Il ne sert par exemple pas à grand chose de mettre au point une technologie de télévision plus économe d’un facteur 2 si tout un chacun se sent forcé, pour imiter son voisin plus aisé, de remplacer son vieil écran de 60 cm par un écran de home cinéma dernier cri de 125 cm finalement deux fois plus consommateur vu sa taille.
  8. Par exemple, le covoiturage qui améliore l’efficacité énergétique de nos voitures immédiatement d’un facteur deux ou la cohabitation des anciens avec des étudiants  qui divise par deux les dépenses de chauffage, les AMAP qui divisent par 20 la longueur des trajets effectués par les légumes et les fruits qui arrivent dans nos assiettes, etc.
  9. L’installation d’un métro ou d’un tramway divise par 5 à 10 les consommations d’énergie par passager-km par rapport à la voiture, les logements actuels consomment 5 à 10 fois moins que les logements des années 1970, etc.