Quels enjeux pour le prochain paquet législatif européen sur le gaz ?

Marie-Claire Aoun

Responsable des relations institutionnelles de Teréga
Enseignante à l’Université Paris-Dauphine

Au lendemain de l’adoption du Paquet « Une énergie propre pour tous les Européens »(1) instaurant de nouveaux objectifs de décarbonation dans l’Union à l’horizon 2030(2), les équipes de la Commission européenne (CE) préparent pour 2020 une nouvelle réforme législative du secteur gazier. Le principal enjeu de ce prochain chantier législatif à Bruxelles portera sur le « verdissement » de ce secteur.

Cette réforme ouvre un nouveau chapitre dans la législation européenne, succédant à plusieurs textes structurants de l’évolution du secteur gazier depuis les années 1990. Afin de construire un marché gazier unique à l’échelle communautaire, les trois premiers paquets (1998, 2003 et 2009) étaient consacrés aux défis de l’ouverture à la concurrence, de la libéralisation et de la séparation entre les activités de transport et distribution d’une part, et de production et de fourniture d’énergie d’autre part (« unbundling »). Les « codes de réseaux »(3) découlant de la directive Gaz de 2009 ont permis de mettre en place des règles communes de fonctionnement des marchés pour rendre plus fluides les échanges d’énergie.

Sur fond de différend gazier entre Kiev et Moscou en 2009 et en 2014 et face aux craintes de Bruxelles de subir une rupture des approvisionnements, la sécurité d’approvisionnement gazière a fait l’objet d’un règlement publié en 2010, puis révisé en 2016, rendant le réseau plus résilient et renforçant la solidarité entre les États membres.

Dans la même veine, le règlement sur les infrastructures énergétiques adopté en 2013 a introduit un mécanisme pour identifier et faciliter la réalisation des « Projets d’intérêt commun » (PIC) instaurant des corridors prioritaires pour le marché intérieur de l’énergie.

Enfin, la modification de la directive Gaz de 2009 présentée en novembre 2017 par la CE (en particulier pour encadrer le projet Nord Stream 2) a fini par être adoptée par le Conseil en avril dernier pour étendre les règles de l’UE aux gazoducs à destination et en provenance des pays tiers.

Après ces décennies de réformes, force est de reconnaître que, même si elle n’est pas encore achevée, l’intégration du marché gazier européen est une belle réalisation. À compter de 2022, tous les États membres de l’Union auront accès à au moins trois sources d’approvisionnement de gaz, mettant un terme à l’entière dépendance de certains pays envers un seul fournisseur, si l’on se fie au dernier rapport sur l’État de l’Union de l’énergie(4). Les divergences entre les coûts d’approvisionnement en gaz des différents États membres de l’UE se sont aussi amoindries(5). De même, alors que la production domestique de gaz naturel ne cesse de décliner, l’Europe peut de nouveau compter sur les importations par bateau de gaz naturel liquéfié (GNL), qui ont atteint en 2018 leur plus haut niveau depuis 2012, en complément des importations par gazoducs en provenance de Russie, de Norvège ou d’Algérie.

Le secteur gazier doit cependant se réinventer pour parvenir à l’objectif de neutralité carbone de l’UE d’ici 2050. Bien moins polluant que les autres énergies fossiles (pétrole et charbon), le gaz naturel fait figure d’une énergie de transition pour accompagner le développement des énergies renouvelables. Mais pour faire partie de l’équation énergétique au-delà de 2030-2035, son industrie doit accomplir son « verdissement » et réduire significativement son empreinte carbone. Dans sa stratégie de long terme dévoilée en novembre 2018, la Commission prévoit ainsi une baisse de la consommation de gaz naturel dans l’Union au profit du gaz renouvelable.

Avec le développement de nouvelles sources de gaz « verts » dans plusieurs pays européens, le secteur gazier est traversé par une vague d’innovations.

Devenue une filière mature, la méthanisation se développe en Italie, en France, en Allemagne ou au Danemark(6). La production de biométhane en Europe ne s’élève aujourd’hui qu’à 2 milliards de mètres cubes (Gm3) par an(7) et son coût de production est encore élevé (90€/MWh en moyenne en France), mais cette filière semble promise à un bel avenir. Fort de nombreuses externalités positives, le biométhane est une solution de décarbonation particulièrement avantageuse pour les régions et les territoires. Outre la baisse significative des émissions de gaz à effet de serre qu’elle permet, cette énergie s’inscrit dans une dynamique d’économie circulaire grâce au recyclage des déchets. Elle favorise l’émergence d’une mobilité plus propre, crée des emplois non délocalisables et représente une source additionnelle de revenus pour les agriculteurs.

Si l’on ajoute la production d’hydrogène (par électrolyse) à celle du biométhane et du méthane de synthèse issu du processus de pyrogazéifaction (fabriqué à partir de ressources comme les résidus de bois), le potentiel du gaz renouvelable au niveau européen pourrait atteindre 270 Gm3 par an selon l’étude publiée par le cabinet Navigant(8). Rappelons ici que la consommation gazière européenne s’est élevée en 2018 à 474 Gm3, soit environ le quart de l’énergie totale consommée en Europe.

Quelles sont alors les pistes de réforme pour ce nouveau paquet gazier ?

Afin de soutenir le déploiement du gaz renouvelable, plusieurs voix s’élèvent à Bruxelles pour que les textes de 2020 définissent à l’échelle communautaire une cible engageante, avec une part de 10% de gaz renouvelable dans la consommation totale de gaz en 2030. Certains plaident aussi en faveur d’un système européen de garanties d’origine qui permettrait de tracer l’origine du gaz renouvelable à travers les frontières et de stimuler ces échanges.

Considérée avec prudence par le milieu bruxellois, la diversification des activités des gestionnaires de réseaux de transport vers la production de gaz renouvelable fera l’objet d’âpres discussions. Fortement implantés dans les territoires, ces acteurs sont régulièrement sollicités pour soutenir les projets de production de biométhane. L’élargissement de leur rôle aux activités de production de gaz « vert » est capital pour stimuler le développement de cette nouvelle source d’énergie, surtout en cas de défaillance du marché. D’aucuns craignent cependant la fin de l’ère de l’unbundling, emblème de la libéralisation des marchés énergétiques des années 2000. Au-delà des symboles, tout l’enjeu pour la Commission sera d’adopter une approche pragmatique face au contexte de transition énergétique, tout en préservant l’esprit des réformes précédentes.

La Commission étudie surtout les possibilités de couplage des secteurs du gaz et de l’électricité. L’intérêt de cette approche intégrée réside dans l’optimisation du fonctionnement des deux secteurs afin de répondre aux objectifs climatiques, tout en assurant un niveau élevé de sécurité d’approvisionnement à des coûts acceptables par la société. Cette démarche repose essentiellement sur l’utilisation de l’électricité renouvelable produite en surplus pour transformer l’eau en hydrogène par un processus d’électrolyse. L’hydrogène peut être ainsi dédié à divers usages, tels que dans l’industrie ou la mobilité, ou alors transformé en méthane de synthèse et injecté dans les réseaux et infrastructures de gaz (power to gas), pour une utilisation immédiate ou différée grâce aux stockages.

Soulignons ici que l’injection de l’hydrogène dans les infrastructures gazières est possible, mais la part d’hydrogène pouvant être mélangée avec le méthane fait encore l’objet de travaux de recherche approfondis dans plusieurs pays. Si cette part se situe aujourd’hui entre 1% et 6%, plus de vingt projets pilotes en Europe ont été recensés pour tester dans des conditions réelles des niveaux d’injection d’hydrogène plus élevés dans les réseaux gaziers. Pour que l’hydrogène puisse se déployer à l’échelle européenne, il faut mettre en place une coordination étroite entre les États membres et s’entendre sur les seuils d’injection d’hydrogène dans les réseaux de gaz de part et d’autre des frontières.

Toutes ces nouvelles sources de gaz ont ceci de commun qu’elles permettent de recourir aux infrastructures gazières existantes, à un réseau de transport et de distribution largement maillé et intégré à l’échelle européenne et au niveau des territoires. Elles offrent aussi la possibilité de bénéficier des infrastructures de stockage de gaz, qui apportent une flexibilité substantielle au système énergétique dans son ensemble, pour gérer l’intermittence des énergies renouvelables ou la variabilité de la demande énergétique entre l’été et l’hiver. Complémentaire aux mesures de demande ou aux possibilités de stockage par batteries, cette flexibilité amenée par le système gazier sera requise dans les systèmes énergétiques de demain, caractérisés par des taux élevés de pénétration des énergies renouvelables intermittentes. Enfin, ces solutions permettent dans de nombreux cas d’éviter des investissements considérables pour raccorder les installations renouvelables au réseau électrique.

Pour que cette approche intégrée puisse devenir une réalité, la Commission doit nécessairement repenser le modèle de régulation des systèmes énergétiques. La première étape passe par une planification conjointe des réseaux afin d’identifier les zones où ce croisement sectoriel présenterait des avantages réels. Le défi d’acheminer l’énergie éolienne produite dans le nord de l’Allemagne vers les zones industrielles du sud du pays illustre parfaitement l’intérêt de s’engager dans ce type de solutions. L’infrastructure gazière déjà présente entre ces deux régions pourrait assurer ce transfert à moindre coût. Sur demande de la Commission, les associations européennes des opérateurs de réseaux de transport électriques et gaziers (ENTSOE et ENTSOG) œuvrent à faire converger leurs modèles et à identifier les projets qui répondraient à ce besoin et qui pourraient à terme être inclus dans le dispositif des Projets d’intérêt commun.

Pour réunir les conditions de réussite de cette prochaine réforme, la Commission va devoir emprunter une nouvelle voie dans la régulation européenne. Il faudrait qu’elle construise une vision d’ensemble des systèmes électrique et gazier tout en l’articulant avec les politiques des secteurs des transports, des déchets et de l’agriculture pour faire valoir les externalités des gaz « verts ». De plus, la décarbonation complète du secteur gazier ne sera possible que lorsque les technologies de capture, stockage et réutilisation du CO2 (CCS et CCU) auront pris leur envol. Inclus dans les scénarios du rapport spécial du Groupe d’expert intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publié en octobre 2018 pour contenir le réchauffement climatique à 1,5°C, l’objectif de développer le CCS doit être davantage soutenu par les décideurs publics(9).

Ces deux dernières décennies, la Commission européenne s’est surtout attachée à construire la politique gazière domestique de l’UE pour sécuriser les approvisionnements et libéraliser les marchés. Cette politique n’a guère été conçue pour répondre à la décarbonation profonde de l’économie nécessaire pour se conformer aux objectifs de l’Accord de Paris. Les règles du marché gazier devront donc être revisitées pour parvenir à la neutralité carbone de l’UE en 2050. Un beau défi à relever en 2020 pour la prochaine Commission !

Commentaire

Valérie Hendrikx

Bonjour, merci pour cet article intéressant. Au sujet des nouvelles sources de gaz, est-il envisagé d'inclure le gaz de mine (grisou) comme source d'énergie renouvelable, contrairement à ce qui est actuellement prévu dans la directive 2009/28/CE ? Merci d'avance et bien à vous.

Furfari

Renouvelable est synonime désormais de sans CO₂. Le grisous étant du CH₄ il n'est pas renouvelable.

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