La vision de…
Alain Fuchs

Président de l'Université Paris Sciences & Lettres
Ancien président du CNRS (2010-2017)

La crainte d'une pénurie de ressources fossiles s'est considérablement éloignée aujourd’hui avec la découverte récente de nouveaux gisements de pétrole et de gaz. Avec des énergies fossiles très bon marché, une volonté politique forte et coordonnée des États est indispensable pour accélérer la transformation de notre bouquet énergétique et de nos modes de consommation et ainsi limiter les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (GES) qui contribuent au réchauffement climatique.

De nombreux pays industrialisés ont adhéré à l'objectif de réduction de leurs émissions d'un facteur 4 à l'horizon 2050 par rapport au niveau des émissions de 1990, ce qui permettrait, en tenant compte d'une hypothèse d'augmentation des émissions des pays en voie de développement, d'aboutir à une réduction d'un facteur 2 des émissions de GES au plan mondial par rapport à 1990. Selon les experts du climat, ce jalon ambitieux permettrait de contenir la hausse moyenne des températures à 2°C à la fin du siècle.

La Conférence de Paris sur le Climat (COP21) s'est même assignée fin 2015 un objectif plus difficilement atteignable de limitation du réchauffement à 1,5 °C. L'un des points remarquables est que cet engagement, théoriquement contraignant, est aussi différencié, avec un effort plus important à réaliser par les pays industrialisés et un soutien apporté aux pays en développement pour développer une économie « bas carbone ».

Aujourd'hui, avec le concours d'économistes s'appuyant sur des modèles, de nombreuses organisations nationales et internationales se livrent à des exercices de prospective énergétique. Elles élaborent des scénarios à plus ou moins long terme qui visent notamment à évaluer le niveau des émissions de gaz à effet de serre résultant de différentes « trajectoires possibles ». Ainsi, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) présente par exemple 3 scénarios qui conduiraient respectivement à des émissions de GES induisant des augmentations de 2°C, 4°C ou 6°C de la température moyenne de la planète à l'horizon 2050, en fonction des efforts consentis pour développer et améliorer les technologies énergétiques, mais aussi pour faire évoluer les modes de consommation, la réglementation, l'aménagement du territoire, etc.

Tenter ne serait-ce que d'esquisser l'évolution du mix énergétique mondial jusqu'à l'horizon 2050 est un exercice particulièrement périlleux pour un scientifique tant le nombre de facteurs peu ou pas maîtrisables est important. Les incertitudes sont d'autant plus grandes que l'objectif en termes de réduction d'émissions est ambitieux et lointain. Au cours des 25 dernières années, en dépit de l'accroissement de la consommation d'énergie primaire (de 9 à 14 Gtep environ) le mix énergétique mondial a très peu évolué avec une part des énergies fossiles qui est restée voisine de 80%, dans la consommation primaire, contre seulement 14% pour les énergies renouvelables et 5 à 6% pour le nucléaire.

Pour changer la donne à l'horizon 2050 et parvenir à réduire suffisamment nos émissions de GES en dépit de l'augmentation de la demande mondiale en énergie, il faudra tout d'abord consentir un effort de recherche et développement très important. C'est ainsi que la Mission Innovation lancée à l'issue de la COP21, prévoit le doublement des moyens alloués à la R&D sur les « énergies propres » pendant les 5 prochaines années. L'un des objectifs affichés est de permettre un transfert plus rapide des innovations vers l'industrie, par exemple au sujet de la valorisation du CO2. Cet objectif est louable mais ne doit pas obérer le soutien indispensable aux recherches amont sur l'énergie car de véritables inventions/innovations de rupture (scientifiques, technologiques, mais aussi sociétales) seront nécessaires pour transformer en profondeur notre mix énergétique à une échéance de 35 années. Il est en effet important de souligner que l’exercice auquel on se prête ici relève d’une façon ou d’une autre de l’extrapolation de l’état actuel, en tentant de prendre en compte une évolution « raisonnable » des paramètres et des facteurs influençant la composition du mix énergétique dans les années qui viennent. À l’horizon 2050, ces ruptures scientifiques, par essence imprévisibles, viendront comme d’habitude de domaines scientifiques où on ne les attendait pas.

Plusieurs technologies renouvelables, comme le photovoltaïque et l'éolien, ont d'ores et déjà atteint un niveau de maturité qui permet d'envisager leur déploiement à grande échelle, même si des progrès restent à accomplir. Mais les défis majeurs auxquels seront confrontées les énergies renouvelables intermittentes à moyen/long terme seront plutôt de nature transverse.

Un premier défi sera leur intégration dans les réseaux. Il faudra disposer de nouvelles technologies de stockage plus performantes et plus durables, mais aussi de réseaux plus intelligents, capables d'adapter en temps réel l'offre à la demande (et parfois même la demande à l'offre). Cela est particulièrement vrai pour les réseaux électriques: le développement de l'intelligence de ces réseaux nécessite encore des efforts de recherche considérables en matière d'électronique de puissance, de capteurs, de cyber-sécurité… L'électricité d'origine renouvelable devrait également occuper une part croissante dans le domaine de la mobilité, grâce à la mise au point de véhicules dotés d'une plus grande autonomie et au déploiement de stations de recharge rapide, à partir d'énergie solaire par exemple.

Un autre défi majeur pour le déploiement massif des renouvelables tiendra à la disponibilité des ressources minérales. Certaines technologies d'éoliennes, de cellules solaires ou de batteries utilisent des éléments peu abondants (terres rares, lithium, indium, etc.) et parfois en grandes quantités. Il faudra mettre au point des technologies alternatives utilisant des éléments de substitution (par exemple le sodium pour remplacer le lithium dans les batteries), développer des filières de récupération et de recyclage, et plus généralement réduire l'empreinte environnementale des renouvelables qui contrairement à ce que pensent certains, est loin d'être négligeable.

Toutes ces transformations de notre système énergétique devront s'accompagner d'une profonde évolution de nos usages, qu'il s'agisse de la gestion de notre propre consommation (collecte et partage de données, pilotage intelligent des appareillages, etc.) ou de notre mobilité (avec des pratiques telles que le covoiturage ou l'autopartage qui sont amenées à se généraliser). Les technologies de l'information et de la communication vont alors jouer un rôle considérable et bouleverser notre rapport à l'énergie. C'est pourquoi, de manière générale, les citoyens devront être étroitement associés, en amont, aux choix en matière d'énergie afin de devenir les acteurs de ces transformations; l'évolution des usages pourrait ainsi contribuer tout autant à la réduction de notre consommation d'énergie que le progrès technologique. La recherche dans le domaine de l'énergie doit donc dès à présent faire une place importante aux sciences humaines et sociales aux côtés des autres disciplines.

Au-delà des nécessaires évolutions des réglementations et des usages, fixer à court terme un prix raisonnable au CO2 (supérieur à 30, voire 50 € la tonne) apparaît alors comme un levier indispensable à un développement plus rapide des énergies bas carbone. Mais s'il ne fait guère de doute que notre mix énergétique sera fortement renouvelable à l'horizon 2050, ne tombons pas dans l'utopie d'un scénario 100% renouvelable qui n'est pas réaliste à court ou moyen terme. On a parfois tendance à parler de transition énergétique en pensant seulement à l'objectif à atteindre et en oubliant le mot « transition ». Les réserves mondiales de gaz sont abondantes et offrent une alternative intéressante à court terme. En effet, la combustion du gaz émet 2 fois moins de CO2 que celle du charbon, les turbines à gaz peuvent offrir une production d'électricité stable indispensable à l'intégration d'une fraction d'énergies intermittentes dans le réseau; enfin, les réseaux de gaz peuvent également accepter une quantité non négligeable d'hydrogène produit par électrolyse de l'eau et ainsi contribuer au stockage de l'électricité renouvelable. Le gaz pourrait ainsi apporter un précieux concours au développement des énergies renouvelables. Comme le titrait un dossier du journal du CNRS en 2014(1), le gaz serait-il l'énergie de la transition ?

parue le
19 janvier 2017
Sources / Notes
  1. Dossier n°277, 2014, téléchargeable sur www.cnrs.fr.