- Connaissance des Énergies avec AFP
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Ce jour-là, la colère gronde dans le village de Riew. Au pied de l'Himalaya, les habitants dénoncent un projet de méga-barrage qui menace leur vallée, nouvelle manœuvre de l'Inde pour disputer la maîtrise de l'eau à la Chine.
« Nous ne laisserons personne construire un barrage sur notre fleuve »
"Nous nous battrons jusqu'à la fin des temps s'il le faut, mais nous ne laisserons personne construire un barrage sur notre fleuve", lance l'ancien chef de la tribu locale, Tapir Jamoh. Pour ceux qui douteraient de sa détermination, il bande son arc et fait mine de décocher une flèche trempée, dit-il, dans les herbes empoisonnées qui poussent sur les rives du Siang.
Son village est l'un des trois sites retenus dans la région pour installer un énorme barrage hydroélectrique sur le puissant fleuve qui s'écoule des plus hauts glaciers du monde. Le projet est énorme, à la mesure de l'âpre guerre de l'eau que se livrent l'Inde et la Chine.
Grâce à lui, New Delhi espère pouvoir stocker le volume de 4 millions de piscines olympiques et amoindrir, au moins en partie, la menace que fait peser un autre barrage, tout aussi géant, dont Pékin a lancé le chantier en amont en juillet.
Posé sur le fleuve Yarlung Tsangpo - le Brahmapoutre pour les Indiens - le barrage chinois doit dépasser en capacité celui des Trois-Gorges, à ce jour le plus grand au monde.
« Sécurité nationale »
Le coup d'envoi de sa construction - pour 167 milliards de dollars (142 mds euros) - donne des sueurs froides aux autorités indiennes.
Les Chinois ont eu beau assurer que leur ouvrage n'aurait "aucun impact négatif" en aval, les Indiens redoutent que leurs rivaux ne soient tentés de l'utiliser pour jouer sur le débit du fleuve et causer sécheresse ou inondation sur leur territoire.
Même si leurs liens se sont récemment réchauffés, les deux géants se livrent à une féroce compétition stratégique, spécialement le long de leur frontière himalayenne où des dizaines de milliers de leurs soldats surarmés se font face.
Le chef de l'exécutif de l'Etat indien frontalier de l'Arunachal Pradesh, Pema Khandu, ne s'y est pas trompé. Le projet de barrage indien relève à ses yeux de "la sécurité nationale".
Pour ses administrés de la tribu Adi - un groupe autochtone de la région - c'est tout le contraire. S'il est construit, l'ouvrage noiera le village de Riew, leurs terres et une bonne partie de la vallée.
"Nous sommes les enfants du Siang", dit Tapir Jamoh, 68 ans. "Si le fleuve devient maudit, c'en est fini de nous. Car le Siang est la source de notre identité et de notre culture".
En mai, les habitants de la vallée ont empêché les agents de la National Hydroelectric Power Corporation (NHPC) - l'agence fédérale chargée du projet - de procéder à des carottages sur les sites pressentis pour la construction.
« Extrémistes »
Sur place, les débris calcinés des foreuses témoignent encore de la colère des manifestants. "Avec ce barrage, la communauté Adi sera déplacée", s'inquiète Likeng Libang, un habitant de la ville de Yingkiong. "Nous serons rayés définitivement de la carte".
Les habitants redoutent que villages et vergers soient largement recouverts par les eaux. Sollicitées par l'AFP, ni la NHPC, ni les autorités locales ni fédérales ne se sont exprimées sur l'impact environnemental du projet.
"Nous avons exigé un plan qui nous donnerait une idée de l'ampleur du projet mais (les autorités) refusent la transparence", déplore Bhanu Tatak, du Forum des fermiers indigènes de Siang (SIFF). "A la place, ils nous ont envoyé l'armée, comme avec des extrémistes", s'indigne-t-elle.
Selon les plans, le barrage serait le plus imposant d'Inde: 280 mètres de haut, la capacité de retenir 9,2 milliards de mètres cubes d'eau et de produire de 11.200 à 11.600 mégawatts d'électricité.
Mais, ainsi que le confie un ingénieur de la NHPC, ce ne sera pas là son objectif principal.
« Bombe à eau »
"Il doit permettre de sécuriser et de contrôler le cours du Siang si la Chine décide de militariser l'usage de son barrage pour en faire une bombe à eau", explique-t-il sous couvert d'anonymat car pas autorisé à parler à la presse.
Les concepteurs de l'ouvrage prévoient d'y limiter le stockage pendant les périodes de mousson, de façon à absorber tout lâcher en amont. "Pendant la saison sèche, l'idée est de remplir le réservoir à son maximum au cas où le fleuve serait dévié en amont", poursuit l'ingénieur.
Le barrage indien jouera un rôle "défensif", confirme l'ex-ambassadeur indien à Pékin, Ashok K. Kantha, qui juge "dangereux" le projet chinois.
Selon les estimations, un tiers du débit du Siang provient du Yarlung Tsangpo.
Sollicité par l'AFP, un porte-parole de la diplomatie chinoise a réfuté tout projet d'utiliser le nouveau barrage pour "nuire aux intérêts des pays situés en aval ou à les contraindre". Un argument "sans fondement et malveillant", a-t-il tranché.
Analystes et scientifiques suggèrent que de telles pratiques auraient un impact réel sur le débit du Brahmapoutre, en Inde comme au Bangladesh.
L'approche "barrage contre barrage" retenue par l'Inde pour réduire la menace comporte toutefois des risques, juge Anamika Barua, de l'institut indien de technologie Guwahati.
« Plutôt mourir »
"Des liens diplomatiques soutenus, des accords de partage des eaux transparents et une coopération réelle produiraient des résultats plus durables et équitables que ce duel", estime-t-elle.
D'autant, rappelle l'analyste, que le territoire de l'Arunachal Pradesh se situe au coeur d'une zone de forte activité sismique, théâtre régulier de tremblements de terre dévastateurs.
"La technique a accompli de gros progrès mais la conception de structures capables de résister à des séismes de forte intensité reste particulièrement délicate", ajoute Anamika Barua.
"La politique agressive de la Chine en matière de développement de ses ressources en eau laisse peu d'autres choix à ses voisins", note toutefois Maharaj K. Pandit, professeur de l'université de Singapour.
Et l'impact du changement climatique, qui impose aux deux pays de muscler leurs capacités de production en énergies renouvelables, réduit d'autant leurs alternatives.
Dans l'Etat de l'Arunachal Pradesh, deux autres barrages sont en construction ou près d'entrer en service. Les populations locales se sont opposés aux travaux mais n'ont réussi qu'à les retarder.
Un précédent que les habitants de Riew préfèrent ignorer. "Plutôt mourir que de voir un barrage construit ici", résume Tapir Jamoh.
