Énergie/climat : la transition est-elle vraiment « en panne » en France ?

Patrick Criqui et Carine Sebi

Patrick Criqui, Directeur de recherche émérite au CNRS, Université Grenoble Alpes (UGA).
Carine Sebi, Professeure Associée et coordinatrice de la Chaire « Energy for Society », Grenoble École de Management (GEM).

Alors que le tribunal administratif de Paris vient de reconnaître dans le cadre de l’« Affaire du siècle » une « carence fautive » de l’État face au changement climatique, la transition énergétique est aujourd’hui présentée comme « en panne ». En tous cas, insuffisante par rapport aux engagements pris, notamment avec l’Accord de Paris(1).

Et pourtant la France a beaucoup œuvré pour la conclusion de cet accord. Et elle dispose d’une feuille de route détaillée pour la décarbonation de son économie : la stratégie nationale bas carbone(2). Suite à la publication en 2018 du rapport 1,5 °C du GIEC(3), cette stratégie a été revue pour marquer l’adoption de l’objectif plus ambitieux de « neutralité carbone » en 2050. Pour atteindre cette neutralité, la France devra diviser par 6 ses émissions de gaz à effet de serre (par rapport à 1990)(4).

Comment expliquer cet écart(5) à la fois entre les intentions et les actes et entre les actes et les résultats concrets ? Est-ce par manque de vision, de volonté politique, de moyens, ou d’adhésion des citoyens ? Est-ce encore parce que, comme l’avancent certains, les lobbys industriels feraient tout ce qui est en leur pouvoir pour freiner cette transition qui menacerait leurs modèles d’activité et leurs profits ? La réalité est, comme toujours, plus complexe !

Les « quatre piliers » de la transition

Toutes les explications déjà avancées ont sans doute une part de vérité. Mais ce serait facilité, ou paresse, que de s’arrêter là et de ne pas examiner avec plus de soin les leviers de la transition, mais aussi les difficultés rencontrées et les défis à relever.

Pour les difficultés, on pourrait les résumer en reprenant le titre de l’ouvrage du sociologue Michel Crozier paru en 1979 : on ne change pas la société par décret(6). Pour les solutions, il y a tout lieu de penser qu’il n’y a aucune formule miracle, ni du côté des options à mettre en œuvre, ni de celui des moyens à mobiliser par les politiques publiques.

Il faut cesser par exemple d’opposer solutions technologiques et solutions comportementales : le débat entre « technophiles » et « comportementalistes » est certainement plus paralysant qu’utile. Le défi climatique est tellement difficile à relever qu’il demandera ET des changements de comportement ET des innovations technologiques ET des améliorations des institutions pour la gouvernance de la transition. Exclure une de ces options serait le plus sûr moyen de rater la cible.

Toutes les études de prospective explorant les voies de la « décarbonation profonde »(7) des économies concourent pour identifier quatre leviers principaux : la sobriété, l’efficacité, la décarbonation de l’énergie et, enfin, les « transferts d’usage » – soit le remplacement des équipements alimentés aux énergies fossiles par ceux utilisant de l’électricité ou des gaz décarbonés.

Pilier 1 : la sobriété, nécessaire, mais non suffisante

C’est pour faire face aux chocs pétroliers que les premières mesures de sobriété énergétique ont été avancées dans les années 1970. Les citoyens étaient incités – voire contraints – à réduire leurs consommations via des changements de comportement.

C’était l’époque de la « chasse au gaspi » et des campagnes de l’Agence française de la maîtrise de l’énergie (l’actuelle Ademe) demandant aux automobilistes de réduire l’allure et aux habitants de mettre un pull ! Plus tard dans les années 2000, avec la conscience grandissante de la nécessité de réduire la consommation d’énergie pour lutter contre le réchauffement climatique, la sobriété énergétique gagne de l’importance. En France, c’est notamment l’association négaWatt(8) qui popularise ce concept.

La sobriété énergétique(9) regroupe à la fois des comportements individuels (porter un pull plutôt que surchauffer en hiver son logement à 21 ou 22 degrés) et collectifs (aménagement des territoires en faveur des mobilités douces). Elle concerne tous les secteurs, peut s’appliquer par différents moyens avec plus ou moins d’intensité. Elle suppose un effort d’information et d’éducation important, permettant de limiter les gaspillages et de réaliser, au passage, des économies financières.

La généralisation de ces comportements n’est toutefois pas sans poser problème : tout le monde ne souhaite pas ou ne peut pas être sobre par un simple effort de volonté.

Il y a ceux qui sont dans une situation de précarité. Dans les situations les plus extrêmes, certains ménages sont contraints à sous-chauffer leur logement ou à limiter leurs déplacements. Il y a aussi ceux qui n’ont pas les moyens techniques de devenir plus sobres en énergie. Pensons à la dépendance à l’automobile de beaucoup des gilets jaunes(10). Enfin une partie de la population ne souhaite pas faire ces efforts et préfère le confort du statu quo.

Pilier 2 : l’efficacité à la rescousse !

Si la sobriété énergétique permet de réduire les consommations énergétiques par des changements de comportements, l’efficacité énergétique y parvient grâce à des améliorations technologiques, à niveau de confort inchangé. Tout comme la sobriété, elle concerne tous les secteurs.

Pour reprendre l’exemple précédent du chauffage, l’installation d’une chaudière performante, permettra, moyennant investissement, de réduire les consommations sans pour autant modifier la température de chauffe du logement. Les scénarios de l’Ademe(11) indiquent que si « partout et toujours » les équipements les plus efficaces étaient employés, alors nous obtiendrions une très forte réduction des consommations énergétiques.

Mais les potentiels mobilisables ne sont pas toujours les potentiels théoriques et l’efficacité énergétique rencontre aussi des difficultés d’application et de résultats. L’isolation des parois peut par exemple représenter un investissement très important avec, parfois, un faible retour sur investissement(12), ce qui limite son application.

Plus important peut-être : lorsque les mesures sont appliquées, les gains énergétiques sont souvent compensés par des gains dits de confort : « le logement est mieux isolé et, à facture égale, il y fait plus chaud… on va enfin pouvoir se chauffer correctement ! »

Il faut alors parvenir à combiner les actions de sobriété et d’efficacité énergétique pour obtenir des résultats significatifs. Et reconnaître l’importance d’une offre énergétique décarbonée…

Pilier 3 : « en même temps », décarboner les énergies

Pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C comme le préconisent les experts du GIEC dans leur rapport de 2018(13), il faut viser la neutralité carbone mondiale, soit l’équilibre entre les émissions résiduelles et les absorptions de carbone induites par l’homme dans les forêts, les sols ou des réservoirs souterrains. Et cela peu après le milieu du siècle.

La France et l’Europe ont fixé cet objectif dès 2050. Il impose clairement de changer du tout au tout nos sources d’énergie en remplaçant quasi totalement les énergies fossiles par des énergies non carbonées. Parmi ces dernières, les énergies éolienne et solaire(14) ont aujourd’hui « le vent en poupe ». Elles sont abondantes, mais présentent l’inconvénient d’être intermittentes. Cette variabilité naturelle, pour des énergies transformées en électricité, pose le problème de l’adéquation en permanence entre l’offre et la demande sur le réseau.

Il existe d’autres sources renouvelables « pilotables » (c’est-à-dire produisant « à la demande »), comme l’hydraulique et la biomasse. Elles sont utiles, mais présentent des limites en matière de capacités : le potentiel hydraulique est largement équipé en France, la production des bioénergies entre en compétition avec l’agriculture pour l’utilisation des sols ou le maintien des forêts.

Il faut donc explorer de nouveaux systèmes technologiques qui permettront de stocker, en grande quantité et de manière intersaisonnière(15), voire interannuelle, les « énergies renouvelables variables » lorsqu’elles sont en excédent. Et elles seront d’autant plus souvent excédentaires que les capacités installées seront importantes. Les stations de pompage, les batteries (y compris celles des véhicules électriques), l’hydrogène et le méthane de synthèse constituent les principales « briques technologiques » à explorer.

Ces systèmes énergétiques du futur constituent un élément central dans le débat entre les tenants d’un futur 100% renouvelables(16) et ceux qui maintiennent que le nucléaire constitue un atout maître(17) pour la décarbonation à long terme des systèmes énergétiques. Cela parce que c’est une source d’énergie bas carbone, dense et pilotable.

Mais pour ce faire, le nucléaire devra retrouver des conditions de compétitivité économique qui ont été perdues avec les premiers réacteurs de troisième génération. Ceux-ci pourront-ils être optimisés ou l’avenir viendra-t-il de l’innovation et des nouveaux concepts – les petits réacteurs modulaires ou encore la « quatrième génération » avec les réacteurs à sels fondus ?

Le débat sur l’équilibre à trouver entre renouvelables et nucléaire s’inscrit dans de multiples dimensions : le rapport des potentiels renouvelables à la demande totale ; les coûts des différentes options de production, et de plus en plus des dispositifs associés (stockage, électrolyseurs pour produire de l’hydrogène, usines de gaz de synthèse) ; la question de la sûreté des installations et des déchets. Enfin, dans une perspective internationale, on ne peut ignorer les enjeux industriels de la maîtrise des différentes technologies.

Pilier 4 : s’assurer que les usages sont adaptés aux énergies de demain

Dans tous les cas, les équipements chez l’utilisateur devront être adaptés pour consommer principalement de l’électricité et du gaz décarboné.

C’est particulièrement le cas du transport terrestre qui représente aujourd’hui en France le premier secteur pour les émissions de CO2. Pour les véhicules légers utilisés principalement pour de courts trajets quotidiens et qui restent de nombreuses heures à l’arrêt, la conversion du parc de véhicules thermiques vers l’électrique a commencé(18), et elle devra s’accélérer. Elle permettra par ailleurs de stocker, via les batteries des véhicules, de l’énergie renouvelable intermittente.

Concernant les trajets de plus longue distance et/ou pour des véhicules plus lourds, la conversion du parc vers des véhicules à « hydrogène » équipés de piles à combustible, constitue une solution… à condition évidemment que l’hydrogène soit produit à partir d’une électricité elle-même décarbonée.

La difficulté est ici de savoir comment synchroniser le développement de ces nouvelles solutions énergétiques, d’une part avec le déploiement des énergies renouvelables, d’autre part avec le développement des infrastructures de recharge ou, pour l’hydrogène, de transport-distribution.

Le timing des différents investissements doit absolument être maîtrisé, au risque de perdre des technologies dans la « vallée de la mort des innovations »(19). Dans le cas de la mobilité hydrogène, le projet « Zero Emission Valley »(20) en Auvergne Rhône-Alpes fait précisément le pari du développement en phase de la production d’hydrogène « vert » et du déploiement des bornes de recharge pour les véhicules compatibles.

« Que fleurissent les cent fleurs ! » (Mao Tse Toung)

S’il est clair que la transition passe par le désinvestissement des énergies fossiles, qui permettra de dégager d’énormes potentiels de financement, l’investissement dans les solutions décarbonées doit aujourd’hui rester diversifié.

Car aucun des quatre piliers ne constitue en lui-même une « balle en argent » qui permettrait de terrasser les énergies fossiles ! Répétons-le : aucune technologie n’apporte de solution miracle, car chacune se heurte à des contraintes d’acceptabilité, de potentiel, d’économie, de fiabilité ou de sécurité.

Les quatre piliers ne peuvent donc constituer que des éléments complémentaires dans un « bouquet » de solutions. C’est bien de ce point de vue qu’il faut se garder de l’opposition entre les tenants de « la sobriété au-dessus de tout » (les comportementalistes) et les tenants de « la technologie avant tout » (les technophiles). Devant l’urgence qui augmente et les difficultés rencontrées, seules des stratégies mobilisant tous les moyens, dans un équilibre efficace, mais adaptatif, peuvent conduire à un (relatif) succès.

Sources / Notes

  1. Qu'est-ce que l'Accord de Paris ?, Nations Unies.
  2. Stratégie nationale bas carbone.
  3. Global Warming of 1.5 ºC, GIEC.
  4. La stratégie nationale bas carbone en 10 points.
  5. Redresser le cap, relancer la transition, version grand public du rapport annuel Neutralité Carbone du Haut Conseil pour le climat, septembre 2020.
  6. On ne change pas la société par décret, de Michel Crozier, présentation dans Le Monde.
  7. Trajectoires de décarbonation profonde à 2050, IDDRI.
  8. La sobriété énergétique - Pour une société plus juste et plus durable, négaWatt.
  9. La sobriété dans les scénarios de transition, David Laurent, La Revue de l'Énergie, janvier-février 2020.
  10. Mouvement des gilets jaunes : pourquoi la France rurale est en première ligne, Les Échos, novembre 2018.
  11. Les scénarios 2030-2050, Ademe.
  12. Rénovation énergétique en France, des obstacles à tous les étages, Carine Sebi et Patrick Criqui, octobre 2020.
  13. Global Warming of 1.5 ºC, GIEC.
  14. Reaching Zero with Renewables, Irena, septembre 2020.
  15. Le stockage d’énergie : accompagner le déploiement des énergies renouvelables, IFP Énergies nouvelles.
  16. Scénario négaWatt 2017-2050.
  17. PPE et scénarios : comment s’y retrouver ?, SFEN, juin 2018.
  18. Scénarios technologiques pour l'arrêt de la commercialisation des véhicules thermiques en 2040, IFP Énergies nouvelles.
  19. Innovation en France : la "vallée de la mort" entre laboratoire et entreprise, AFP, avril 2014.
  20. Hydrogène : « Créer un réseau régional, c’est avancer malgré des incertitudes techniques et financières élevées », Le Monde, octobre 2020.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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Commentaire

BEE
le développement post 2è guerre a été basé sur l'intérêt à consommer spontanément des choses dont on percevait directement l'utilité, et ce à crédit pour beaucoup (voiture, équipement de la maison, chauffage central, TV etc...). Ici on est en présence d'une "obligation de dépenser de grandes dépenses" pour quelque chose dont on ne mesure pas le bénéfice, et avec de grandes contraintes de solvabilité. Il suffit d'avoir fait 3 années à HEC pour le comprendre. On ne change pas le comportement par obligation, mais par interet. Cela doit se faire avec une neutralité budgétaire pour les ménages, sinon ce sera NON. assez facile à comprendre.
Dominique Wenger
BEE "Cela doit se faire avec une neutralité budgétaire pour les ménages sinon ce sera" peut être pas non, a moins qu'un régime dictatoriale arrive à nous imposer un changement comportemental avec une baisse de pouvoir d'achat, l'autre option étant une décroissance forcée et le chaos. Pas très joyeux, je vous l'accorde.
Hervé
"Mais pour ce faire, le nucléaire devra retrouver des conditions de compétitivité économique qui ont été perdues avec les premiers réacteurs de troisième génération." Si on parle de compétition avec le solaire éolien lissé par du stockage intersaisonnier, l'EPR est déjà largement meilleur... Si on vise le MWH à 30€, effectivement y a encore du boulo!
Hervé
Bon article mais pour résumer la situation , le gros problème de l’échec de la transition est avant tout un problème de choix politiques: Soyons clair, Entre sauver la planète ou contenter l’électorat écolo: il faut choisir: c'est l'un ou l'autre, on ne pourra pas faire les deux à la fois...
Gautier
Il est urgent de se poser des questions sur l'avenir de la filière nucléaire face aux nouveaux enjeux mondiaux.http://www.fondapol.org/wp-content/uploads/2020/12/fondapol-etude-relocaliser-en-decarbonant-grace-au-nucleaire-valerie-faudon-01-2021.pdf
DENIS
A l'attention des auteurs Votre article constitue une bonne synthèse pour le grand public. mais il omet deux problématiques fondamentales 1) Quels coûts supplémentaires la collectivité (contribuables ou consommateurs) est-elle prête à supporter pour des modes de produciion d'énergie beaucoup plus coûteux qu'actuellement ? 2) Dans le buzz médiatique écologique, on fait croire que quelques expérimentations de laboratoire ou des utilisations très spéciales (militaires ou industrie spatiale) sont généralisables immédiatement à l'échelle industrielle et à des coûts réduits (Energie thermique des mers, production d'hydrogène par électrolyse, stockage massif de l'électricité par batteries, énergie solaire thermique etc..). Il aurait été bon d'avoir un regard rétrospectif sur les annonces dans ces domaines et 10, voire 15 ans après, mesurer le taux de réalisation au niveau national ou international. "les faits sont têtus" comme disait un certain Wladimir Illitch Oulianov
Hervé
Bonne Remarque! Par exemple le Pelamis qui il y a dix ans devait révolutionner le monde de l’énergie. Sa photo faisait souvent la une des titres sur les ENR marines . Puis il a mystérieusement disparu de la surface médiatique ... Faut dire que: https://electricite-plus.com/2016/04/21/energie-vagues-fiasco-pelamis/ Et le sort de certaines hydroliennes ne semble pas meilleur: https://www.actu-environnement.com/ae/news/paimpol-brehat-hydrolienne-naval-energies-edf-stop-30014.php4 Oui les faits sont têtus!
BrigitteMB
Il est significatif (mais un peu désespérant) que le Climat n'arrive qu'en 3ème point... Et surtout que la question financière soit toujours absente des scénarios du futur (comme celui que vous évoquez de l'ADEME qui prévoit d'"employer toujours et partout les équipements les plus efficaces" : avec quels moyens ?), ce qui en dit long sur leur souci d'être réalistes.
BrigitteMB
Ce ne sont pas les experts du GIEC qui ont parlé des 1.5°C, c'était un élément des négociations politiques avec les iles menacées d'être submergées au-delà. Les experts climatologues savaient bien que c'est cuit pour les 1.5°C... Et on persiste en France à se tirer des balles dans le pied nucléaire, et à perdre du temps pour le climat avec des solutions pour dans 15-20 ans au minimum (hydrogène, parce que le méthane finira en CO2 au mieux, comme la biomasse qu'on brûle, et que les véhicules électriques sont sur la route aux heures de pointe) en se donnant bonne conscience pour continuer à émettre d'ici là...

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