Rapport Pisani-Ferry & Mahfouz : que faut-il en retenir ?

Christian de Perthuis

Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine - PSL

Fondateur de la Chaire Économie du Climat

Coïncidence des calendriers ? Le rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz a été rendu public le jour où la Première ministre, Elisabeth Borne, a présenté le projet de nouvelle feuille de route(1) – la SNBC-3 pour les initiés (SNBC = « Stratégie Nationale Bas Carbone ») – mettant le pays en conformité avec l’objectif européen de réduction les émissions de gaz à effet de serre de 55% relativement à 1990(2). Rappelons que le pays est obligé par cet engagement depuis le Conseil européen de décembre 2020. Il était temps de mettre à jour l’ancienne feuille de route (SNBC-2) calée sur l’objectif de - 40%. Il aura juste fallu deux ans et cinq mois pour qu’un représentant de l’exécutif informe le pays qu’on allait (enfin) s’y atteler !

Le grand mérite du rapport Pisani-Ferry/Mahfouz remis à Elisabeth Borne (ndlr : accessible en bas de cet article) est d’analyser les implications économiques globales de cet engagement de - 55% à l’horizon 2030. Basé sur une démarche collective ayant donné lieu à la publication de plusieurs rapports thématiques par France Stratégie(3) et ayant mobilisé plusieurs équipes de modélisateurs, c’est de loin le travail le plus complet sur la question. Je recommande vivement sa lecture.

Pour aller à l’essentiel, je vous conseille de vous attaquer directement aux chapitres 6 à 8. Ces trois chapitres rattachent les objectifs sectoriels de réduction d’émission visant - 55% en 2030 aux grandeurs macroéconomiques déterminant le niveau global d’activité. Cette démarche couplant objectifs sectoriels et implications macroéconomiques me semble constituer l’innovation majeure du rapport. Elle mérite d’être saluée et approfondie.

Objectifs sectoriels et équilibre macroéconomique

Le chapitre 6 nous donne un avant-goût de ce que devrait être la SNBC-4 lorsqu’elle sera adoptée : il propose une répartition par secteur des réductions d’émission requises pour être en cohérence avec l’objectif européen de - 55% en 2030. Sans surprise, cela oblige à accélérer fortement le rythme de baisse des émissions, en particulier dans la gestion des bâtiments et le transport. Les chiffres par secteur, proches de ceux dévoilés le même jour par la Première ministre, mériteraient un débat public. Les auteurs indiquent que l’objectif du - 55% implique de « faire en 10 ans autant que ce qu’on a peiné à faire en trente » (p. 55). En réalité, l’essentiel des réductions d’émission, en France comme en Europe, a été obtenu depuis 2005.

Le chapitre 7 calcule les investissements supplémentaires nets pour atteindre les objectifs. Le rapport les estime à 2,3% du PIB et propose la ventilation sectorielle reproduite sur le graphique ci-dessous. Dans ce genre de calcul, l’hypothèse la plus importante est celle concernant la situation de référence par rapport à laquelle est calculé ce supplément d’investissement. Or, un certain nombre d’investissements qui auraient été réalisés dans le scénario de référence ne sont plus pertinents : par exemple des achats de chaudières fonctionnant aux énergies fossiles ou de véhicules utilisant des carburants fossiles. Il faut donc retrancher ces investissements du besoin de financement additionnel. C’est pourquoi on calcule bien un besoin d’investissements nets, inférieur aux investissements bruts à mobiliser.

Investissements additionnels nécessaires d'ici à 2030 pour un verdissement de l'économie nécessaire

Le chapitre 8 tente de traduire l’impact de ce supplément d’investissement sur le niveau de l’équilibre macroéconomique et la croissance. Si ce supplément d’investissement se traduisait par un accroissement de la capacité productive, nul doute que la transition énergétique provoquerait une accélération de la croissance. Mais le rapport nous rappelle que « l’investissement n’accroîtra pas nécessairement la production potentielle » (p. 85).

La transition énergétique exige d’investir plus sans accroître la capacité productive, ce qui se traduit, dans la fonction de production, par une baisse de la productivité apparente du capital.

De fait, il devra s’accompagner du déclassement ou d’une moindre utilisation du stock de capital utilisant les énergies fossiles. Ce que j’appelle personnellement le « désinvestissement » qui, seul, permet de réduire les émissions mais nécessite de multiples reconversions industrielles et sociales, très coûteuses à l’horizon 2030. D’où un « choc d’offre négatif qui s’accompagne d’un besoin de financement d’investissement dont la rentabilité n’est pas acquise » (p. 86). On ne peut être plus explicite : la transition énergétique exige d’investir plus sans accroître la capacité productive, ce qui se traduit, dans la fonction de production, par une baisse de la productivité apparente du capital.

Équité, finances publiques, inflation, compétitivité

Le chapitre 9 reprend les éléments, désormais connus, sur la distribution des émissions directes et indirectes suivant le revenu : elles varient de un à trois entre les déciles extrêmes, le poste « transport » étant le plus discriminant (voir graphique ci-dessous). Une redistribution verticale permettrait de compenser ces inégalités. La correction des inégalités spatiales est nettement plus complexe. Ces inégalités, également considérables, expliquent l’hétérogénéité des émissions pour un même niveau de revenu.

Décomposition des principaux postes d'émissions selon les déciles de niveau de vie en France

Les trois chapitres suivants nous ramènent à des discussions assez standards de macroéconomistes. Le besoin de financement additionnel pour les administrations publiques est estimé et les auteurs suggèrent de recourir pour partie à l’emprunt pour le financer et pour une autre à une taxation provisoire des patrimoines financiers. Le risque inflationniste est débusqué mais il n’est pas quantifié. Les auteurs suggèrent, du bout des lèvres, la possibilité d’un assouplissement transitoire de la cible d’inflation visée par la Banque centrale européenne.

Le chapitre 12 clôture le rapport en mettant l’accent sur le risque de compétitivité induit par le prix d’une énergie élevée. Cela concerne plus précisément le gaz et surtout l’électricité qui jouera un rôle majeur dans la transition du fait de l’électrification des usages, tant au niveau des particuliers que des industriels. Le rapport rappelle que le choix européen d’une tarification carbone accentue ce risque sans que le mécanisme d’ajustement à la frontière n’apporte une réponse totalement satisfaisante. Les questions de l’organisation du marché de l’électricité et du choix du mode de décarbonation retenu pour le secteur électrique, pourtant essentielles pour contrecarrer ce risque, ne sont cependant pas explicitement abordées.

Trois pistes pour aller plus loin...

Il y a trois points sur lesquels il me sembler utile d’approfondir l’analyse au moment où le pays doit se préparer à passer à l’objectif de réduction des émissions à 55% relativement à 1990 : le choix du mix électrique, le rôle de la tarification carbone, le carbone vivant.

Dans la décomposition des investissements additionnels à mobiliser chaque année dans le secteur électrique, le rapport retient un montant équivalent pour le nucléaire et le renouvelable (3 milliards d’euros chacun) et un peu supérieur pour les réseaux (4 milliards). Le rapport est peu disert sur le détail de ces évaluations. Il conviendrait d’approfondir les arbitrages à effectuer. Il est douteux que l’enveloppe estimée pour les renouvelables permette au pays de rattraper le retard accumulé et de faire face à ses engagements européens. Pour le nucléaire, il convient de distinguer les investissements pour l’entretien du parc existant, nécessaires pour faire face à la demande d’électricité décarbonée d’ici 2035, de ceux dédiés à son élargissement. Pour le nouveau nucléaire, les investissements requis ne permettront aucune mise en route d’ici 2035 et tout milliard dépensé sur les nouveaux EPR n’ira pas au renouvelable. Au plan économique, lancer de nouveaux EPR ne risque-t-il pas d’accentuer la baisse de productivité du capital que déplorent les deux auteurs du rapport ? À plus long terme, les courbes d’évolution des coûts relatifs ne feront-elles pas du nucléaire un moyen de production décarboné trop onéreux relativement à ses concurrents solaire et éolien ? Rappelons l’importance d’un prix bas de l’électron décarboné pour la santé de notre économie de demain.

Le rôle de la tarification carbone est souvent présenté dans le rapport comme un instrument optimal, mais inutilisable dans le contexte national pour des raisons d’acceptabilité sociale. Cette tarification est pourtant devenue l’élément majeur pour les secteurs de l’énergie et de l’industrie dans toute l’Union européenne. Elle va également affecter demain les ménages et les collectivités publiques, avec l’extension prévue du système européen des quotas de CO2 aux transports et aux bâtiments. Comme le notent les auteurs, les pouvoirs publics pourraient avoir la tentation de contrebalancer l’introduction du prix des quotas dans ces secteurs par une réduction de la taxe carbone domestique existante. Que recommande le rapport en la matière ? Serait-il raisonnable de se priver de cette taxe, aux effets environnementaux vertueux, dans le contexte de finances publiques tendues ? On serait en droit d’attendre des préconisations plus claires de la part de deux économistes chevronnés en la matière.

Dernière faiblesse à corriger, essentiellement concentré sur les volets énergétiques, le rapport Pisani-Ferry/Mahfouz ne traite que marginalement des émissions liées au carbone vivant : celles de méthane et de protoxyde d’azote de l’agriculture et celles, positives ou négatives, de COrésultant de l’usage des terres (le secteur « UTCATF » dans le jargon des experts). L’impact de la transition bas carbone sur les prix alimentaires et l’inflation n’est pas mentionné. Les investissements dirigés vers l’agriculture et la forêt sont faibles et manifestement pas calibrés pour faire face à un problème majeur : l’épuisement du puits de carbone national. Le rapport rappelle pourtant dans un encadré que l’écart le plus grand entre les objectifs visés par la SNBC et les réalisations n’apparaît pas dans les émissions brutes. Il résulte de la perte d’efficacité du puits de carbone forestier dont la capacité d’absorption de CO2 atmosphérique a été divisée par trois depuis le milieu des années 2000 (graphique ci-dessous).

Évolution des émissions de gaz à effet de serre du secteur UTCATF

C’est probablement là que l’urgence de l’action climatique est la plus grande. La question mériterait plus qu’un encadré qui a cependant le mérite de tirer la sonnette d’alarme.

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Commentaire

Vincent

Mesurer la pertinence de ce genre de rapport dans un pays qui produit moins de 1% de gaz à effet de serre ...

Albatros

"... le mérite de tirer la sonnette d'alarme..."
Quand on lit ceci, aucun doute sur la pertinence du propos qui tient du gâtisme... Poubelle.
Que d'énergie dépensée par ces experts. Si on leur coupait le courant ?
Courage à ceux qui essaient de travailler.

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