Perturbations sur le transit de gaz russe par l’Ukraine : les prémices d’un tournant plus radical et trop rapide ?

Céline Bayou

Chargée de cours à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales) et chercheure associée au CREE (Centre de recherches Europes-Eurasie, Inalco)
Rédactrice en chef de Regard sur l'Est

Étrangement, dans les semaines qui ont suivi le 24 février et le lancement de l’offensive militaire russe contre l’Ukraine, le transit de gaz russe par ce pays à destination de l’Europe de l’Ouest n’a pas connu de perturbations notables. Aux termes de l’accord signé le 31 décembre 2019 entre les deux pays, la Russie a fait transiter par l’Ukraine 65 milliards de m3 (Gm3) de gaz en 2020, puis 40 Gm3 en 2021 et autant sont prévus chaque année jusque fin 2024.

Depuis quelques années, environ un tiers du gaz russe exporté vers l’Europe transite par l’Ukraine (c’était plus de 80% au tout début des années 2000). Le reste passait jusque très récemment par les gazoducs Yamal/Europe (via le Bélarus et la Pologne, capacité de 33 Gm3 par an), Nord Stream 1 (via la mer Baltique, capacité de 55 Gm3/an) et TurkStream (via la mer Noire, capacité de 31,5 Gm3/an).

Pour la Russie, il en va de sa sacro-sainte réputation de fournisseur fiable.

On a pu ainsi s’étonner de constater qu’en pleine guerre, et a fortiori durant la première phase des opérations, lorsque celle-ci se sont dispersées sur quatre fronts simultanés et ont affecté la quasi-totalité du territoire ukrainien, les installations permettant ce transit de gaz étaient miraculeusement épargnées : ni bombe, ni missile, ni aucune action de sabotage ne sont venus interrompre les flux. L’entreprise Gazprom affirme d’ailleurs qu’elle continue de s’acquitter scrupuleusement du paiement des droits de transit à l’Ukraine.

Pour la Russie, il en va de sa sacro-sainte réputation de fournisseur fiable. Et si le Kremlin s’est lancé, depuis la signature d’un oukaze le 31 mars par Vladimir Poutine, dans un chantage au paiement en roubles à l’égard des pays européens, il tient toutefois à ce qu’il ne soit pas dit que la Russie pourrait être responsable de non-respect de ses engagements contractuels de livraison. En cas de coupure des livraisons (c’est le cas d’ores et déjà vers la Pologne, la Bulgarie et la Finlande qui ont refusé de s’acquitter de leur facture du mois d’avril en roubles), Gazprom n’en revendiquera vraisemblablement pas la responsabilité.

Le narratif russe est clair et constant en la matière : le pays est prêt à exporter son gaz mais constate que, parmi ses clients, les Européens sont de plus en plus volatils ; surtout depuis que, au milieu des années 2000, ils ont adopté le mot d’ordre de diversification. Dès lors, l’Europe doit comprendre que, si elle signifie à la Russie qu’elle ne veut pas de son gaz (en diversifiant ses approvisionnements, voire désormais en lui menant une guerre par procuration, en lui imposant des sanctions et en décrétant plus récemment encore son ambition de renoncer à terme totalement à son gaz), alors la Russie ira chercher d’autres clients, plus fiables (Chine, Inde...)

Or, contre toute attente, le gestionnaire de réseau de transport de gaz ukrainien GTSOU a fait savoir le 10 mai à Gazprom qu’il ne serait plus en mesure, à partir du lendemain 07h00, de traiter le gaz russe envoyé à la station de distribution de Sokhranivka, près de la station de compression de Novopskov, situées dans la région de Louhansk, à la frontière avec la Russie.

Il s’agit de l’un des deux points d’entrée du gaz russe en Ukraine : traditionnellement, environ 30% des volumes qui transitent par l’Ukraine vers l’Europe de l’Ouest, soit 32,6 millions de m3/jour, passent par Sokhranivka. Les deux autres tiers (77 Mm3/jour) passent par la station de Soudja, située plus au Nord, côté russe de la frontière. Le réseau de transport ukrainien invoque un cas de force majeure pour justifier sa décision : l’Ukraine n’a plus la maîtrise des infrastructures gazières situées dans la région de Louhansk et, désormais, alors que la station de Sokhranivka est aux mains des forces armées russes, les séparatistes auraient commencé à siphonner une partie du gaz.

L’Ukraine, elle, se targue depuis 2015, de ne plus consommer de gaz russe...

Pour ne pas mettre à mal ses obligations contractuelles, l’Ukraine a invité la Russie à rediriger son gaz vers l’autre point d’entrée, les infrastructures gazières situées en territoire ukrainien et reliées à la station de Soudja se trouvant sur une partie du territoire maîtrisée par l’Ukraine. Mais Gazprom n’a pas manqué de souligner qu’il ne voyait aucun cas de force majeure et ne comprenait pas pour quelle raison le gaz qui circulait la veille ne le pourrait plus le lendemain. L’entreprise russe a prévenu qu’elle n’avait pas la possibilité technique de dérouter son gaz vers le Nord. Depuis, le transit est bel et bien interrompu via Sokhranivka et, le 22 mai, un peu plus de 44 Mm3 ont été traités à Soudja qui n’a donc en effet pas récupéré les volumes de Sokhranivka. Le gaz qui transitait par Sokhranivka était majoritairement dirigé vers la Moldavie.

L’Ukraine, elle, se targue depuis 2015, de ne plus consommer de gaz russe, ce qui se vérifie par le fait qu’elle n’a plus aucun contrat d’achat auprès de Gazprom. Elle achète son gaz auprès d’entreprises européennes, grâce au principe de flux inversés, dont certains sont toutefois virtuels : il semble en particulier qu’une partie du gaz de Sokhranivka était de fait consommé sur le territoire ukrainien. Il n’en faut pas plus pour que certains experts russes dénoncent donc une manœuvre de Kyiv : il s’agit de couper la région de Louhansk de tout approvisionnement de gaz, dès lors que cette zone est aux mains de l’agresseur.

Du point de vue des pays européens consommateurs, quelles que soient les intentions des parties, cette baisse du volume de gaz transitant par l’Ukraine vient s’ajouter aux interruptions déjà effectives de fournitures auprès des pays récalcitrants au diktat du paiement en roubles. Elle pourrait n’être que le début d’une chute plus importante, appelée certes de leurs vœux désormais par la plupart des pays européens (mais au terme d’un calendrier sans doute plus soutenable...).

Les autres articles de Céline Bayou

Commentaire

Hervé
"L’entreprise Gazprom affirme d’ailleurs qu’elle continue de s’acquitter scrupuleusement du paiement des droits de transit à l’Ukraine." Raison probable de l’absence d’interruption de service, malgré le contexte... l'UPR a une explication intéressante: https://www.youtube.com/watch?v=p3qzZ7dtSWc

Ajouter un commentaire

Sur le même sujet