Réduction des émissions : du bon usage du coût de la tonne de CO2 évitée

Philippe Quirion

Directeur de recherche, économie, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

La France, comme tous les pays à revenus élevés(1), s’est engagée à ramener à zéro ses émissions nettes de gaz à effet de serre à l’horizon 2050. Dans tous les secteurs d’activité, de multiples options permettent de réduire ces émissions, comme nous l’ont rappelé le dernier rapport du GIEC(2) ou le groupe de travail de France Stratégie sur les coûts d’abattement présidé par Patrick Criqui(3).

Comment choisir celles à mettre en œuvre en priorité ? Une réponse simple consiste à fixer comme critère le coût de la tonne de CO2 évitée. Cela revient à utiliser un prix du carbone implicite comme juge de paix : s’il en coûte 20 €/t de CO2 pour l’option A et 40 €/t de CO2 pour l’option B, il faut naturellement privilégier l’option A au nom de l’efficacité économique.

Dans sa présentation du Conseil de planification écologique(4), Emmanuel Macron utilise cet argument pour justifier la priorité donnée au véhicule électrique(5), le moyen « le plus rentable à l’euro pour diminuer la tonne de CO2 ». De même, le remplacement des chaudières par des pompes à chaleur alimentées par de l’électricité est souvent mis en avant comme la solution la moins chère(6) pour diminuer les émissions dans ce secteur.

Pourtant, si développer les voitures électriques(7) et les pompes à chaleur(8) est incontournable pour atteindre nos objectifs climatiques, s’en contenter au nom du coût de la tonne de CO2 évitée serait une erreur. Plus généralement, il faut se garder d’une application simpliste de ce critère.

Une logique court-termiste

Mesurer le coût de la tonne de CO2 évitée de manière statique est d’abord trompeur, car de nombreux secteurs émetteurs de gaz à effet de serre sont marqués par une forte inertie.

Ainsi, la plupart des bâtiments et des infrastructures de transport de 2050 existent déjà aujourd’hui. Rénover l’ensemble des bâtiments non performants prendra des décennies, le rythme des rénovations thermiques étant contraint par les capacités du secteur. De même pour l’amélioration du réseau ferroviaire.

Aussi, se contenter de mettre en place les actions qui présentent à court terme le coût le plus faible par tonne de CO2 sans mener en même temps ces investissements indispensables à long terme, c’est se condamner à échouer dans l’atteinte de nos objectifs climatiques(9).

Interdépendances entre secteurs

Ensuite, rappelons que les secteurs de l’économie sont interdépendants : remplacer une voiture diesel par une voiture électrique réduit les émissions du secteur des transports, mais la production de l’électricité qui alimente la voiture et la fabrication de sa batterie émettent du CO2.

Le bilan reste largement positif, mais ces émissions doivent être prises en compte pour calculer correctement le coût de la tonne de CO2 évitée, ce qui n’est pas toujours fait(10). Lorsque ces émissions sont prises en compte, l’approche la plus courante consiste à utiliser le contenu moyen en CO2. Par exemple, les 476 TWh d’électricité consommée en France continentale en 2019 ont émis 22 Mt CO2 (en partie en France, en partie dans les pays d’où nous avons importé de l’électricité) soit un contenu moyen de 0,046 tCO2/MWh.

Cette approche est juste sur le plan comptable mais elle apporte peu d’informations concernant ce qui nous intéresse ici, à savoir l’impact de l’augmentation de la consommation d’électricité due au développement des véhicules électriques.

Contenu moyen et contenu marginal en CO2

Dans un réseau électrique coexistent en effet des capacités de production dont les émissions de CO2 et le coût marginal (le coût de produire un kWh supplémentaire) sont faibles ou nuls (éolien, solaire, hydraulique, nucléaire) et d’autres dont les émissions et le coût sont élevés (les énergies fossiles).

Aussi, la consommation d’électricité marginale est davantage satisfaite par les énergies fossiles – quand les capacités de production sobres en carbone ne suffisent pas à satisfaire la demande d’électricité – que la consommation moyenne. Le contenu en CO2marginal de l’électricité est donc plus élevé que son contenu moyen, et souvent beaucoup plus : en France, pour l’année 2019, RTE et la CRE estiment cette valeur à 0,59 tCO2/MWh – plus de dix fois le contenu moyen(11).

À long terme, cependant, cette demande supplémentaire incite à augmenter les capacités de production renouvelables ou nucléaires, limitant le recours aux énergies fossiles ; aussi, le contenu en CO2marginal de long terme de l’électricité est inférieur à son contenu marginal de court terme(12).

Au bout du compte, électrifier les véhicules réduit bien les émissions à long terme, ce qui est important ; mais à court terme, la baisse des émissions est plus faible que celle estimée, en négligeant les émissions dues à la production d’électricité nécessaire pour alimenter ces véhicules, ou en estimant ces émissions par le contenu moyen en CO2 de l’électricité. Corollaire, le coût de la tonne de CO2 évitée est plus élevé que ce qui est généralement estimé.

À l’inverse, certaines mesures favorisent une baisse immédiate des émissions, comme la baisse de la vitesse limite sur autoroute.

Transports, aussi un enjeu de santé

Dans les transports, réduire l’utilisation des voitures à essence et diesel diminue la pollution atmosphérique, d’où un impact positif sur la santé. Pour autant, toutes les options pour réduire l’usage des voitures essence et diesel ne se valent pas : si les voitures électriques évitent les polluants dus à la combustion, elles émettent tout de même des particules fines, dues à l’usure des pneus, des freins et des routes. Vélo, marche, réduction des déplacements et transports en commun électriques font mieux de ce point de vue.

Les voitures électriques ne résolvent pas non plus les problèmes de congestion et d’accidents, et d’occupation excessive de l’espace urbain par l’automobile. Surtout, elles ne règlent en rien l’un des principaux problèmes de santé publique : le manque d’activité physique régulière, qui augmente l’occurrence de nombreuses maladies(13).

Utiliser la marche ou le vélo dans les déplacements quotidiens constitue un moyen efficace d’atténuer ce problème. Ainsi, appliquer la trajectoire de croissance de la marche et du vélo incluse dans le scénario énergétique NégaWatt permettrait d’éviter environ 10 000 décès par an en France à l’horizon 2050.

Logement, prioriser la rénovation énergétique

En matière de logement, se contenter de remplacer le fioul ou le gaz par une pompe à chaleur (PAC) électrique peut sembler la solution la moins coûteuse par tonne de CO2. C’est oublier que dans les logements très mal isolés (les « passoires thermiques »), le rendement des PAC est moins bon et que les modèles de PAC courants peuvent être insuffisants(14) pour assurer une température confortable.

Aussi, cette substitution ne peut suffire à régler le problème de la précarité énergétique, dont les conséquences sur la santé sont pourtant très importantes(15). Elle accroîtrait de plus la consommation d’électricité en cas de vague de froid, renforçant ce qui constitue déjà la principale vulnérabilité du système électrique français(16).

Une rénovation complète et performante de ces logements peut apparaître a priori plus coûteuse par tonne de CO2, mais si l’on prend en compte les problèmes de santé générés par la précarité énergétique et le coût du système électrique, elle fait partie de la solution optimale pour atteindre les objectifs d’émission de gaz à effet de serre de la France(17).

Vers une alimentation plus végétale

Concernant l’agriculture et l’alimentation, une solution pour réduire les émissions de gaz à effet de serre qui peut sembler peu coûteuse, car entraînant peu de changements pour le consommateur, consiste à remplacer la viande bovine et ovine des ruminants par celle des volailles ou des porcs.

Les ruminants sont en effet fortement émetteurs de méthane, puissant gaz à effet de serre, ce qui n’est pas le cas de la volaille et des porcs. Problème, volailles et porcs sont très majoritairement élevés dans des conditions déplorables en matière de bien-être animal.

La grande majorité de ces élevages polluent en outre l’eau et l’atmosphère, et contribuent à la résistance aux antibiotiques. Passer à une alimentation plus végétale permettrait au contraire de gagner simultanément sur tous ces critères en matière de santé humaine (réduction de la mortalité), de bien-être animal (moins d’animaux tués), et d’environnement (réduction de la pollution des eaux, des sols et de l’air, moins de menaces sur la biodiversité). Pour ces raisons, cette évolution est plébiscitée par les associations.

Tonne de CO2 évitée, pas toujours équitable

Enfin, deux politiques peuvent aboutir au même coût mesuré en euros, mais l’une peut faire peser ce coût sur des populations plus aisées que l’autre. Par exemple, un cadre effectue en moyenne cinq fois plus de déplacements en avion qu’un ouvrier(18).

Une taxation du transport aérien (dont la fiscalité est aujourd’hui très avantageuse(19)) peut dès lors contribuer, davantage que d’autres politiques climatiques, à limiter les inégalités.

Plus généralement, le coût de la tonne de CO2 évité ne dit rien sur l’équité des différentes politiques, pourtant une dimension essentielle du développement soutenable. Vouloir introduire davantage de rationalité dans le choix des politiques climatiques est une bonne chose… à condition de ne pas se limiter à un calcul de court terme, et qui négligerait les co-bénéfices de l’action climatique.

Sources / Notes

  1. Net Zero Tracker.
  2. Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change, GIEC.
  3. Les coûts d’abattement en France, France Stratégie, mai 2023.
  4. Planification écologique : on fait le point, Emmanuel Macron, janvier 2023.
  5. Fin de la voiture thermique : pourquoi le tout-électrique n’a rien d’une solution miracle, Alexis Poulhès et Cyrille François, 16 octobre 2022.
  6. Les coûts d’abattement Partie 5 – Logement, France Stratégie, novembre 2022.
  7. Tackling Transport-Induced Pollution in Cities: A case Study in Paris, Working Papers 2021.07, Marion Leroutier & Philippe Quirion, FAERE - French Association of Environmental and Resource Economists, 2021.
  8. Éloge des pompes à chaleur, Léo Camilli et Pierre Charbonnier, Le Grand Continent, mars 2023.
  9. Marginal abatement cost curves and the optimal timing of mitigation measures, Adrien Vogt-Schilb et Stéphane Hallegatte, Energy Policy, mars 2014.
  10. Les coûts d’abattement Partie 2 — Transports, France Stratégie, juin 2021.
  11. Délibération de la CRE du 6 mai 2021 portant approbation du rapport de RTE sur le facteur d’émission associé au marché de l’électricité français.
  12. Planning for the evolution of the electric grid with a long-run marginal emission rate, Pieter Gagnon et Wesley Cole, février 2022.
  13. Manque d’activité physique et excès de sédentarité : une priorité de santé publique, Anses, février 2022. 
  14. Pompes à chaleur et rénovation performante, une combinaison gagnante, négaWatt.
  15. Projet de loi climat et résilience : évaluation de l'obligation de rénovation des logements indécents du parc locatif privé, Ministère de la Transition écologique, juin 2021.
  16. Bilan prévisionnel de l’équilibre offre-demande d’électricité en France, édition 2021, RTE.
  17. Quantifier les incertitudes dans les prospectives énergétiques avec objectif de neutralité carbone, thèse de Celia Escribe, octobre 2021.
  18. Résultats détaillés de l’enquête mobilité des personnes de 2019, Ministère de la Transition écologique et de la cohésion des territoires, décembre 2021.
  19. Comment mettre fin au paradis fiscal dont bénéficie le transport aérien, Réseau Action Climat France, septembre 2019.

D’autres chercheurs s’associent à la publication de cet article : Pierre Charbonnier, Mireille Chiroleu-Assouline, Édouard Civel, Céline Guivarch, Meriem Hamdi-Cherif, Kévin Jean, Marion Leroutier, Sandrine Mathy, Dominique Méda, Christian de Perthuis, Vincent Viguié, Lucas Vivier, Adrien Vogt-Schilb.The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Commentaire

Hervé
Il y a une autre règle a prendre en compte: Arrêter de prioriser le gagne petit contraignant qui ne sert pas a grand chose. Par exemple vous citez la baisse des limitations a 110Km/h. Ok mais ça rapporte quoi: peanuts au regard du problème général. Le plus important est de ne pas gaspiller le capital "acceptabilité par la population" car c'est certainement la limite la plus forte a tout ce qui peut être mis en place. Trop de gens croient qu'ils sauvent la planète en mettant des lampes à led ou en effectuant 1% de leurs déplacement en vélo. La mesure la plus urgente à prendre est de virer les idéalistes écolos des postes de pouvoir et les remplacer par des gens compétant et pragmatiques. Sinon ça ne donnera rien!

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