Acteurs de la COP21 : l'interview de Patrick Criqui

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Patrick Criqui

Patrick Criqui est directeur de recherche au CNRS et responsable de l'équipe économie du développement durable et de l’énergie de l'Université de Grenoble Alpes(©photo)

Le deuxième rapport du « Deep Decarbonization Pathways Project » (DDPP) portant sur les émissions de CO2 liées à l’énergie de 16 pays doit être rendu public demain. Nous avons interrogé sur ce sujet Patrick Criqui, directeur de recherche au CNRS qui travaille notamment sur la modélisation de scénarios énergétiques et des trajectoires d’émissions associées.

1) En quoi consiste le projet « Deep Decarbonization Pathways Project » ?

C’est un projet qui a été lancé fin 2013 par Jeffrey Sachs qui est l’un des conseillers économiques de Ban Ki-moon et par Laurence Tubiana qui joue un rôle particulièrement important à la COP21. Ils ont convenu qu’il était crucial de disposer, dans chacun des grands pays émetteurs, de scénarios indiquant comment réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050 et au-delà afin de converger vers la trajectoire des 2°C(1).

Dans 16 pays représentant les trois quarts des émissions mondiales de gaz à effet de serre, des équipes de recherche réunissant scientifiques et économistes ayant l’écoute de leurs gouvernements ont effectué ces travaux. Elles ont travaillé durant une année avant de rendre les premiers rapports nationaux présentant une vision du futur énergétique décarboné de leurs pays respectifs. La deuxième version du rapport global, plus élaborée et détaillée que la précédente, sera rendu publique demain.

2) Quels sont les objectifs que vous jugez nécessaires pour atteindre la cible des 2°C ?

Le point focal qui a été retenu pour l’ensemble des 16 pays est de ramener les émissions de gaz à effet de serre liés à l’énergie à près de 1,7 tonne de CO2 par habitant par an à l’horizon 2050. Parmi les 16 pays figurent des pays en voie de développement aux faibles émissions par tête comme l’Inde, le Mexique, le Brésil et l’Indonésie ou aux émissions « moyennes » comme la Chine et l’Afrique du Sud, des pays industrialisés avec des émissions « moyennes » comme les pays européens, le Japon et la Corée du Sud ou encore des pays industrialisés aux fortes émissions comme les États-Unis, le Canada et l’Australie.

Les États-Unis émettent par exemple près de dix fois plus (16,2 tonnes de CO2 par habitant en 2013 selon l’AIE) que la cible envisagée en 2050 tandis que d’autres pays se trouvent aux environs de cette cible et devront réussir à stabiliser leurs émissions. Les situations sont extrêmement variées et le but est de faire converger tous ces pays d’ici à 2050. A cet horizon, la population mondiale devrait atteindre 9 à 10 milliards d’habitants selon les projections démographiques des Nations Unies.

Au total, les scénarios centraux du DDPP envisagent une réduction des émissions de CO2 liées à l’énergie de 56% en moyenne pour respecter la trajectoire des 2°C.

3) Quelles sont les trajectoires énergétiques retenues dans ces scénarios ?

Chaque pays a produit différents scénarios. La première des solutions reste l’efficacité et la sobriété énergétiques : près de 50% de l’objectif final pourra être atteint grâce à la réduction des consommations d’énergie. Le reste du résultat sera obtenu grâce à une décarbonisation du mix énergétique. Il n’y a alors pas 36 solutions : les différentes énergies renouvelables, éventuellement l’énergie nucléaire et la capture et le stockage de CO2, le recours à ces 3 catégories d’options variant selon les pays et les scénarios.

Une série d’actions peut être mise en œuvre en priorité dans les transports, à travers des problématiques d’aménagement urbain de façon à diminuer les besoins de transports et favoriser les transports en commun ou à travers de nouvelles motorisations avec le développement des véhicules électriques ou à hydrogène.

Dans le secteur de l’industrie, l’exemple de la Chine est intéressant : sa transition vers des industries légères a des conséquences considérables sur la consommation d’énergie du pays et ses émissions liées alors que l’économie reposait dans les passé sur les industries lourdes (facteur décisif dans l’envolée de leurs émissions de gaz à effet de serre lors des 20 dernières années).

Dans le bâtiment, les réalités sont très contrastées entre les différents pays : il s’agit d’un des chantiers les importants de la transition énergétique en Europe - c’est très net en France - et au Japon. Dans les pays en voie de développement, il peut y avoir des gains d’efficacité importants mais il y a une tendance à l’augmentation des besoins pour les populations n’ayant pas accès à l’énergie.

4) Quels sont les pays sur la voie d’une «  décarbonisation profonde » et ceux qui en sont éloignés ? Comment situez-vous la trajectoire de la France ?

Il est aujourd’hui difficile de juger l’ambition des différentes INDC (contributions nationales déposées auprès des Nations Unies) qui sont des objectifs très difficiles à manier techniquement : certaines portent sur 2025, d’autres sur 2030, certaines sont formulées en valeur absolu tandis que la Chine a par exemple annoncé sa contribution en intensité carbone (émissions par point de PIB), ce qui nécessite de faire des projections en matière de croissance. Dans ce premier « round », rares sont les pays qui proposent des objectifs très ambitieux et il faudra donc revoir ces contributions dans le futur.

Avec la loi de transition énergétique, la France est assez avancée dans l’identification de sa feuille de route : les objectifs sont bien calés et ne sont d’ailleurs pas nouveaux. En 2003, Dominique Dron, présidente de la Mission interministérielle pour l’effet de serre, a été la première à indiquer que le point focal pour la France devait être le facteur 4 (réduction par 4 des émissions d’ici à 2050 par rapport au niveau de 1990). La loi de transition se cale sur cet objectif.  Avoir une feuille de route est une bonne chose mais il reste à passer à l’acte. Les autres pays doivent eux aussi mettre en œuvre ces politiques de transition.

5) Quel sera le coût de la « décarbonisation profonde » de tous ces pays ?

C’est une question extraordinairement complexe. En gros, l’ordre de grandeur à atteindre pour les investissements dans les technologies bas carbone est estimé à 1 000 milliards de dollars dans le monde par an à l’horizon 2030. Mais il ne s’agit pas d’investissements supplémentaires car l’enjeu est de rediriger vers ces nouvelles technologies les investissements aujourd’hui consacrés aux énergies fossiles.

On ne sait même pas s’il va y avoir un coût puisqu’il est possible que cela déclenche une phase de croissance ou plutôt de développement. Je ne pense pas que l’on retrouve une croissance forte avec la transition énergétique mais cela peut constituer un ballon d’oxygène pour l’économie avec l’émergence de nouveaux produits, de nouveaux services ou encore de nouveaux projets d’aménagements urbains.

Le rapport « New Climate Economy » piloté par Nicholas Stern et Felipe Calderon complète nos travaux. Il dévoile des grands axes stratégiques pour l’agriculture, la ville ou encore l’industrie et regarde l’investissement nécessaire en matière d’infrastructures. Il donne ainsi une bonne idée de ce que pourrait être cette nouvelle croissance.

6) Quelles seront selon vous les conditions d’une COP21 « réussie » ?

Les planètes sont alignées aujourd’hui, un grand nombre d’acteurs jouent le jeu même s’ils ne sont peut-être pas encore prêts à prendre des engagements extraordinairement ambitieux. Toutes les analyses, notamment au sein du GICN piloté par Hervé Le Treut, montrent que les INDC constituent un premier pas mais qu’il faudra accélérer la marche avant 2030.

Pour que les négociations soient bien abouties, il faudrait que les INDC soient actées mais surtout que l’on prévoit qu’elles seront bien révisées dans le futur et que cela ne puisse être qu’à la hausse afin de créer un « effet cliquet ».

La question du financement est également tout à fait essentielle pour attirer l’adhésion des pays en développement. Enfin, il faudra que la question des prix du carbone, et non pas du prix du carbone, soit bien abordée. Dans un premier temps, il faudra accepter que chaque pays ou région ait son système de tarification du carbone. Il n’est aujourd’hui pas possible de négocier un prix unique du carbone mais il est important que les différentes « Parties » indiquent qu’elles s’apprêtent à mettre en place des systèmes de tarification du carbone, soit par des taxes, soit par des systèmes de quotas.

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