Réforme du marché de l‘électricité : 5 grandes interrogations et beaucoup d’incertitudes...

Jacques Percebois – Professeur à l’Université Montpellier I

Professeur émérite à l’Université de Montpellier
Fondateur du CREDEN
Auteur de l’ouvrage « Les prix de l’électricité. Marchés et régulation », Presses des Mines

La hausse vertigineuse des prix de l’électricité sur le marché de gros européen en 2022, due largement à l’envolée des prix du gaz, a conduit les Européens, y compris les plus libéraux, à proposer des réformes visant à stabiliser les prix à un niveau acceptable pour le consommateur.

Deux mesures ont été retenues fin 2023 par les ministres de l’énergie et validées en avril 2024 par le Parlement européen : l’instauration de Contrats pour Différences (CfD, Contracts for Differences) rebaptisés « Contrats d’Ecart Compensatoire » (CEC) par le Parlement, d’une part, la mise en place optionnelle de contrats de long terme entre les producteurs, les fournisseurs et leurs clients (PPA pour Power Purchase Agreements), d’autre part. Les premiers sont des contrats de droit public, les seconds des contrats de droit privé.

Mais des interrogations subsistent encore qui méritent d’être explorées.

1. Le coût marginal du parc électrique sera-t-il durablement supérieur ou inférieur au coût moyen du parc ?

Entre 2010 et 2021 le coût marginal, donc le prix spot du MWh sur le marché day-ahead, a été tendanciellement inférieur au coût moyen du parc de centrales un peu partout en Europe.

Ce prix ne permettait pas aux producteurs de recouvrer la totalité des coûts fixes de leurs centrales et certaines d’entre elles (notamment des centrales à gaz mais aussi des centrales nucléaires) ont été fermées ou mises sous cocon. Il a fallu également instaurer un marché de capacité rémunérant la puissance installée pour garantir que certains équipements seraient bien disponibles aux heures de pointe.

Fin 2021, en 2022 et début 2023 le coût marginal du parc est devenu très supérieur au coût moyen, ce qui a généré des rentes infra-marginales très importantes pour certains producteurs. Comme le prix horaire est calé sur le coût marginal (coût du combustible) de la centrale marginale (à gaz), il fallait accepter de payer le prix fort si l’on voulait éviter le black-out ou des délestages massifs. Rappelons que, sur ce marché de gros, les enchères se font sur la base du prix-limite.

Depuis fin 2023 et début 2024 les prix de gros ont fortement chuté (le coût marginal est de nouveau inférieur au coût moyen, avec des prix parfois négatifs) et ils sont toujours très volatils. Qu’en sera-t-il demain ? On doit investir massivement dans la production d’électricité du fait de l’électrification croissante des usages imposée par la transition énergétique, et les producteurs doivent pouvoir financer ces investissements. Si le marché est défaillant, on peut certes faire appel au mécanisme des CfD ou CEC donc à l’intervention publique pour les financer.

2.Les CfD (CEC) doivent-ils s’appliquer dans les mêmes conditions au nucléaire et aux renouvelables ?

Les renouvelables bénéficient depuis longtemps d’aides publiques, que ce soit sous la forme de prix garantis (feed-in tariffs), ou de contrats en complément de rémunération que sont les contrats pour différences.

Si le prix de gros est insuffisant pour couvrir les coûts, le producteur perçoit un complément égal à la différence entre ce coût et le prix de gros ; à l’inverse, normalement (ce qui ne fut pas toujours le cas), si le prix de gros dépasse le prix de référence mentionné au contrat, le producteur verse la différence à l’État (ce qui fut le cas en 2022 par exemple). C’est la TICFE (taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité) qui finance ces aides et récupère les recettes.

Ce système de CfD s’appliquera pour le nouveau nucléaire (comme c’est aujourd’hui le cas pour la centrale d’Hinkley Point C au Royaume-Uni) mais il n’est pas retenu pour le parc nucléaire actuel en France. On prévoit bien un prix-plafond au-delà duquel le producteur verse la différence à l’État (en pratique il y aurait deux plafonds, à 80 et 110 € par MWh respectivement) mais pas de prix-plancher. Soit le producteur anticipe que les prix de gros seront suffisamment rémunérateurs à l’avenir pour ne pas avoir besoin de prix-plancher, soit il ne souhaite pas demander l’aval de la Commission européenne dans l’hypothèse où ces prix seraient trop bas, par crainte de devoir accepter des compensations. Cela conduit donc à deux systèmes différents de régulation au niveau de la production d’électricité pour ces deux énergies décarbonées. Est-ce durable ? Et légitime ?

3. Les PPA seront-ils régulés ?

Des contrats de long terme entre un producteur d’électricité et un client sont aujourd’hui possibles et validés au niveau européen, ce qui ne fut pas toujours le cas. Ces contrats devraient prendre deux formes :

  • des contrats « PPA » classiques à 3 ou 5 ans réservés à de gros consommateurs industriels ;
     
  • des « CAPN » (Contrats d’Allocation de Production Nucléaire), qui sont des contrats de partenariat, permettant à des électro-intensifs de participer au financement d’une partie du parc nucléaire en contrepartie de droits de tirage sur la production future d’électricité. Ces CAPN seraient négociés sur une période plus longue (15 ans) ; le client aurait la garantie d’obtenir un prix proche du coût de production de l’électricité une fois la centrale opérationnelle, mais il lui faudrait faire une avance de trésorerie importante et partager les risques avec le producteur au niveau de l’investissement.

La question est de savoir si les fournisseurs d’électricité peuvent ou non bénéficier de PPA. Si non, quid alors des consommateurs qui sont aussi fournisseurs (comme TotalEnergies) ? Certains fournisseurs souhaitent non seulement profiter de ces PPA mais demandent que les pouvoirs publics règlementent ces contrats, qui sont des contrats privés, en donnant en particulier des garanties sur les prix qui seront négociés.

Cela reviendrait à introduire un mécanisme proche de l’ARENH, permettant aux fournisseurs alternatifs de continuer à accéder au nucléaire historique, à un prix certes supérieur à 42 €/MWh (la CRE avait estimé en 2023 le prix de revient du nucléaire historique aux alentours de 60 €/MWh), mais on ne voit pas pourquoi l’État s’immiscerait dans un tel contrat qui est une rencontre entre deux volontés (sauf à faire la démonstration que les clauses sont léonines).

Quelle serait la légitimité d’une telle intervention publique ? Quelles en seraient les contreparties ? De ce fait se pose d’ailleurs la question du devenir des fournisseurs qui ne sont pas adossés à de la production. Quelle est leur valeur ajoutée sur ce marché ? Vont-ils se regrouper, voire fusionner ?

Si on généralise des CfD et des PPA régulés, autant mettre en place un système d’Acheteur Unique : les producteurs se feraient concurrence pour obtenir des contrats de long terme en participant aux enchères organisées par RTE sur la base de leur coût moyen ; tous les fournisseurs et clients auraient accès à cette production à un prix régulé et le marché spot de court terme n’aurait alors plus qu’un rôle d’ajustement. D’autant que l’État envisage de prolonger le mécanisme de la CRIM (Contribution sur les Rentes Infra-Marginales), mis en place par la loi de finances de 2023, et qui prévoit que l’État peut taxer ces rentes lorsqu’elles dépassent un certain seuil. Ce mécanisme n’a toutefois pas produit les résultats escomptés, principalement parce que les prix de gros ont chuté.

4. Le TURPE va-t-il faire s’envoler les prix de détail ?

Les investissements programmés dans les renouvelables et la volonté de Bruxelles de développer encore les interconnexions aux frontières vont conduire les gestionnaires de réseaux à investir massivement pour connecter ces nouvelles centrales et redispatcher certains flux de l’aval (sur le réseau de distribution) vers l’amont (sur le réseau de transport).

Plus de 70% des injections de productions renouvelables se font sur le réseau de distribution. RTE prévoit de l’ordre de 100 milliards d’euros d’investissements d’ici 2040 et Enedis annonce 94 milliards sur la même période. La France doit en outre contribuer aux 500 milliards prévus par l’Union européenne pour les interconnexions, ce qui porterait la contribution française à près de 50 milliards d’euros.

Au total il faudrait investir 244 milliards sur 15 ans, soit de l’ordre de 16 milliards d’euros par an dans les réseaux. Ramené à une consommation annuelle d’électricité en France de l’ordre de 445 TWh (chiffre de 2023), cela fait 35 euros par MWh de dépenses supplémentaires à financer via le TURPE.

Entre 2010 et 2021 c’est l’augmentation des taxes destinées à financer les renouvelables qui fut la principale cause de la hausse du TRV (Tarif Réglementé de Vente). Cette hausse était due à plus de 50% aux taxes (CSPE devenue TICFE), le coût de fourniture et le TURPE se partageant le solde à parts égales.

En 2022 et 2023 c’est la hausse du coût de fourniture qui fut la principale cause de la hausse du TRV. Demain c’est la hausse du TURPE qui risque de faire s’envoler le prix de détail de l’électricité. Tous ces investissements sont-ils justifiés ?

Une analyse coûts-avantages mériterait d’être menée pour mettre en parallèle le niveau des investissements supportés par le consommateur final et les gains qu’il en retire. Certes la France est redevenue très largement exportatrice nette d’électricité en 2023, ce qui est bien pour la balance commerciale.

Les économistes connaissent l’effet Averch-Johnson qui explique qu’un gestionnaire de réseaux dont les coûts sont financés grâce à une tarification « cost-plus » (le tarif sur le réseau est fixé par la CRE sur la base de coûts annoncés par le gestionnaire) a intérêt à surinvestir puisqu’il bénéficie d’une marge via le WACC (coût moyen pondéré du capital) appliqué à la BAR (Base d’Actifs Régulés). C’est au régulateur de vérifier que tous ces investissements seront légitimes car c’est à lui de défendre l’intérêt du consommateur.

5. Comment gérer les coûts échoués liés aux désinvestissements ?

La transition énergétique va s’accompagner d’un abandon progressif des énergies fossiles. Cela implique que certains investissements non encore amortis seront déclassés et considérés comme des coûts échoués. Il faut en évaluer les conséquences au niveau macroéconomique comme au niveau microéconomique.

On pense aux réseaux de gaz naturel dont une partie n’aura plus de valeur. C’est vrai aussi pour les équipements au niveau du consommateur final (véhicules thermiques, appareils de chauffage). On continue pourtant d’investir dans les énergies fossiles (hydrocarbures notamment, dans la production comme dans les réseaux) tout en précisant que l’on va les abandonner.

Une estimation des échéances et des coûts de sortie est nécessaire et mérite d’ailleurs réflexion. Faut-il par exemple abandonner toutes les centrales à gaz ? On risque de manquer de moyens de production pilotables en Europe pour assurer l’équilibre du réseau au fur et à mesure que les énergies intermittentes vont se développer.

Le gaz demeure de loin l’énergie fossile la moins émettrice de CO2 et il ne peut pas être remplacé du jour au lendemain par du biogaz ou de l’hydrogène. En l’absence de moyens de stockage considérables (batteries et stations de pompage ou production d’hydrogène stockable) le nucléaire ne pourra pas seul assurer le maintien de l’équilibre du réseau (fréquence) sur l’ensemble de la plaque de cuivre européenne.

Toutes ces interrogations montrent que la réforme du marché de l’électricité dans un contexte de transition vers une économie bas carbone est loin d’être un long fleuve tranquille et qu’elle comporte encore beaucoup d’incertitudes.

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Commentaire

Dorleans
Je ne comprend rien à cet article. On pourrait dire que mon intelligence est insuffisante pour ce-faire, ou que l'auteur de l'article ne sait pas écrire. Je pense à une autre explication : les pouvoirs publics et leur bureaucraties ont tellement artificialisé le marché de l'électricité en Europe que nul n'y comprend quelque chose.
Pierre fayat
Superbe démonstration de la catastrophe qui sera provoquée par la conjonction du nucléaire fait pour produire en fonction de sa puissance et des renouvelables qui produisent en fonction du vent et de la position du soleil et des nuages. La CEE devrait étudier le système helvétique et mettre plus d'énergie à développer en priorité d'autres formes d'énergies pilotables, dont l'hydraulique.
studer
@Jacques Percebois Si certaines de vos interrogations me semblent logiques, comme celle de la coexistence dans le temps long d'un système de CfD et de PPA pour le nucléaire historique, ou même de l'accès des fournisseurs non producteurs à ces PPA à des prix régulés par l'Etat (réinstaurant de fait l'ARENH), l'une d'entre elles me semble inopportune : celle de savoir si "le nucléaire pourra assurer le maintien de l’équilibre du réseau sur l’ensemble de la plaque de cuivre européenne". La France n'a pas vocation à assurer cet équilibre au niveau de l'UE. Autrement dit, en cas de difficultés avec les énergies intermittentes de nos voisins, qui pourraient nous submerger en période de vent fort par ex, ou au contraire nous solliciter de manière trop importante dans le cas inverse, notre pays devra se protéger, au niveau des interconnexions. Contribuer à cet équilibre dans des limites raisonnables, OK, mais pas accepter de subir les conséquences des choix utopiques de pays allergiques au nucléaire, mais qui comptent sur le parc français pour les aider en cas de difficultés. C'est ça l'interrogation qu'il faut porter au niveau des pouvoirs publics.
studer
@Jacques Percebois Si certaines de vos interrogations me semblent logiques, comme celle de la coexistence dans le temps long d'un système de CfD et de PPA pour le nucléaire historique, ou même de l'accès des fournisseurs non producteurs à ces PPA à des prix régulés par l'Etat (réinstaurant de fait l'ARENH), l'une d'entre elles me semble inopportune : celle de savoir si "le nucléaire pourra assurer le maintien de l’équilibre du réseau sur l’ensemble de la plaque de cuivre européenne". La France n'a pas vocation à assurer cet équilibre au niveau de l'UE. Autrement dit, en cas de difficultés avec les énergies intermittentes de nos voisins, qui pourraient nous submerger en période de vent fort par ex, ou au contraire nous solliciter de manière trop importante dans le cas inverse, notre pays devra se protéger, au niveau des interconnexions. Contribuer à cet équilibre dans des limites raisonnables, OK, mais pas accepter de subir les conséquences des choix utopiques de pays allergiques au nucléaire, mais qui comptent sur le parc français pour les aider en cas de difficultés. C'est ça l'interrogation qu'il faut porter au niveau des pouvoirs publics.

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