Le projet d'introduction en bourse de Saudi Aramco en 5 questions

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François-Aïssa Touazi

Ancien diplomate, François-Aïssa Touazi est spécialiste de l’Afrique du Nord et des pays du Golfe. (©Flickr-Stephen Downes)

Avec la stratégie « Vision 2030(1)», le prince héritier de l’Arabie saoudite Mohammed Ben Salman entend faire entrer son pays dans une nouvelle phase et préparer l’après-pétrole en diversifiant l’économie nationale. L’entrée en bourse du géant pétrolier Saudi Aramco, actuellement prévue au second semestre 2018 (ndlr : le Financial Times a indiqué le 12 mars que l'opération serait repoussée à 2019), constituera une étape majeure de cette stratégie. Cette « IPO » (offre publique de vente) devrait constituer la plus grande introduction en bourse jamais effectuée.

Nous avons interrogé sur ce sujet François-Aïssa Touazi, directeur Afrique Moyen-Orient de la société d’investissement Ardian(2) et cofondateur de CapMena, think tank spécialisé sur les questions économiques et financières avec le monde arabe.

1) Quelles sont les raisons de l’introduction en bourse de Saudi Aramco ?

Le contexte dans lequel cette introduction en bourse a été annoncée en janvier 2016 par le prince héritier Mohammed Ben Salman a son importance. A cette époque, le pétrole était passé sous la barre des 40 $ par baril et la demande mondiale était en forte chute. La longue période de surplus budgétaire de l’Arabie saoudite prenait fin.

Les raisons de cette introduction en bourse sont nombreuses et assez diverses. D’un point de vue purement économique, cette privatisation va permettre à l’État saoudien de renflouer ses caisses alors que le pays publiait un déficit budgétaire de l’ordre de 100 milliards de dollars pour l’année 2015. Cette privatisation devrait contribuer à alimenter le plus important fonds souverain du monde (le Public Investment Fund) qui serait doté d’une force de frappe de 2 000 milliards de dollars, permettant à l’investissement de devenir la principale source de revenu du royaume.

D’un point de vue politique, l’introduction en bourse du fleuron de l’économie saoudienne constitue un message très fort d’ouverture économique vis-à-vis des investisseurs internationaux. D’autres raisons géopolitiques peuvent être évoquées, notamment la volonté des Saoudiens de se rapprocher de leur allié historique américain. Dans tous les cas, l’idée centrale était d’occuper l’espace médiatique et d’afficher la puissance financière du royaume, assumant un virage clairement libéral porté par Mohammed Ben Salman.

2) Quelles sont les informations actuellement communiquées sur cette future opération ?

L’opération est prévue au cours du 2e semestre 2018(3) et les Saoudiens espèrent valoriser Aramco autour de 2 000 à 3 000 milliards de dollars. En cédant 5% des parts de la société, ils comptent ainsi tirer 100 à 150 milliards de dollars de cette introduction en bourse. Cette valorisation ne fait pas l’unanimité mais demeure difficile à contester en l’absence de rapports financiers. Il est certain que le prix du baril et la situation sécuritaire dans la région au moment de l’opération auront un impact important sur le succès de l’introduction.

Saudi Aramco va certainement devenir la société cotée la plus valorisée au monde, devant Apple ou Google et très loin devant ExxonMobil (la société pétrolière la plus valorisée, à près de 350 milliards de dollars). Le coût d’extraction en Arabie saoudite est parmi les plus compétitifs au monde (en particulier au sein du gisement de Ghawar) et les voies d’acheminement de ses exportations sont nombreuses.

Introduire en bourse une société pétrolière avec autant de « cash-flow(4)» disponible et si peu de fiscalité pétrolière (50% sur ses profits) constitue l’opération du siècle en matière de conseil : conseil financier qui va accompagner le royaume dans ses choix financiers, « Conseil du Prince » qui va donner son opinion sur le pourcentage de la privatisation, les grandes lignes de l’opération et le choix de la cotation lors de l’introduction, conseil juridique, fiscal, comptable et technique… La compétition est très engagée et les lobbyistes très actifs.

Le gouvernement saoudien a finalement retenu JP Morgan, HSBC et Morgan Stanley, tous anglo-saxons, pour l’accompagner et probablement être les « bookrunners » de l’introduction. Ce seront eux qui vont souffler l’allocation finale des parts de l’opération. De son côté, Saudi Aramco a retenu Moelis & Co et Evercore, deux banques d’affaires, en tant que conseils financiers indépendants pour définir le calendrier de l’introduction en bourse. Le cabinet d’avocats White & Case a également été retenu par Aramco. D’autres conseils seront aussi sollicités, notamment fiscaux et comptables pour présenter les comptes financiers consolidés d’Aramco (aux normes internationales IFRS) car la société ne publie pas ses états financiers.

3) Pourquoi limiter cette entrée en Bourse à 5% des parts de Saudi Aramco ?

Il a fallu attendre 1980 pour que l’Arabie saoudite nationalise totalement Aramco pour devenir Saudi Aramco. Le contrôle total de la société a auparavant fait l’objet d’une lutte féroce entre les actionnaires américains et les dirigeants saoudiens qui ont récupéré progressivement des parts du capital.

Compte tenu de ce lourd héritage, évoquer à nouveau une privatisation d’Aramco était un sujet très sensible à évoquer dans le royaume, très peu enclin à partager ses fleurons industriels, en particulier en pleine période de transition politique. Pour autant, le pari pris par le Prince héritier a été de proposer la cession de 5% des parts dans un premier temps, puis d’un part plus importante qui fera l’objet de débats intenses.

4) Quelle est l’importance de cette entrée en bourse dans la « Vision 2030 » de l’Arabie saoudite ?

La « Vision 2030 » est la vision du jeune prince héritier pour développer l’Arabie saoudite. Le fonds d’investissement qui sera alimenté par les revenus de l’introduction en bourse financera la diversification de l’économie saoudienne, à l’image de la Norvège et de son fonds souverain. Réussir cette introduction en bourse, c’est en quelque sorte permettre de financer la « Vision 2030 » : les moyens déployés par l’Arabie saoudite pour mettre en application cette dernière sont faramineux et cette IPO constitue le rendez-vous à ne pas manquer pour la légitimité de cette transformation.

Cette introduction en bourse est plus qu’un symbole car elle intervient à un moment charnière pour l’Arabie saoudite : un nouveau modèle de société se construit dans le royaume et de nouvelles alliances se nouent à l’extérieur pour faire face aux enjeux internationaux. L’Asie offre beaucoup plus de débouchés économiques que les partenaires traditionnels européens et américains. Les Chinois sont désormais les premiers acheteurs de l’or noir saoudien (la Chine constitue plus de 15% du marché saoudien) et les autres États asiatiques comme l’Inde, la Corée du Sud et le Japon occupent une place importante. D’un point de vue stratégique, les premiers fournisseurs d’armement militaire de l’Arabie saoudite demeurent les États-Unis et la Grande-Bretagne.

C’est cet équilibre fragile qu’il faudra maintenir à travers la cotation de Saudi Aramco. Il se dit que les Chinois, à la suite de la visite historique du roi Salman en Chine, auraient proposé le prix fort pour 5% des parts, sans cotation publique, uniquement à travers un placement privé réalisé par les investisseurs chinois. A l’inverse, les Américains ont parlé de « survalorisation » d’Aramco et le président Trump a clairement exprimé le souhait d’une cotation à New York. Le maintien de l’équilibre s’annonce donc difficile.

5) De quels facteurs dépend le choix de la bourse où Saudi Aramco sera cotée ?

Parmi les facteurs clés du choix de la bourse figurent la profondeur de la place financière en termes de volume d’échanges quotidiens et de capitalisation boursière, les exigences en matière de cotation et aussi le degré de sophistication de la bourse.

De par sa probable capitalisation boursière, Saudi Aramco va bouleverser les classements mondiaux des places financières. Ajouter 2 000 milliards de dollars au New York Stock Exchange (NYSE), c’est ajouter 10% de la capitalisation de la première place financière mondiale à travers une seule opération. Sur d’autres places financières comme Londres et Tokyo, l’impact serait encore plus impressionnant car les capitalisations totales de ces dernières se situent respectivement autour de 3 500 milliards et 5 100 milliards de dollars.

Aramco aura donc un poids à faire valoir pour négocier avec les bourses et cet argument pourra compenser le fait qu’Aramco ne dispose pas d’historique de ces états financiers. Les places vont certainement alléger leurs critères de cotation pour pouvoir accueillir la société. Les bourses qui pourront proposer des produits dérivés liés à la cotation d’Aramco (indice, equity derivatives, options, etc.) auront certainement un argument à faire valoir pour augmenter la liquidité et l’attrait du titre Aramco. La seule certitude à ce jour, c’est que la Bourse de Riyad se prépare aussi pour accueillir Aramco...

Sources / Notes

  1. « Vision 2030 » de l’Arabie saoudite.
  2. Leader européen des sociétés d’investissement privé.
  3. L'opération a été repoussée en 2019 selon les informations du Financial Times du 12 mars 2018, en raison de « doutes sur sa valorisation ».
  4. Flux de trésorerie.

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