Émissions de CO2 : quel indicateur faut-il choisir pour les mesurer ?

Christian de Perthuis

Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine - PSL

Fondateur de la Chaire Économie du Climat

Les rejets de CO2 provenant des énergies fossiles et des procédés industriels composent près de 70% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Pour chaque pays, il existe trois façons de les mesurer :

  • l’empreinte carbone territoriale (inventaire national) calcule les rejets de CO2 à l’intérieur des frontières d’un pays ;
  • l’empreinte de consommation recense les émissions de CO2 résultant de l’usage des biens et services dans une économie. Pour la calculer, il convient de corriger les émissions observées sur le territoire des effets du commerce extérieur (celles induites par les importations de biens et services émetteurs de CO2 doivent être ajoutées ; celles incluses dans les exportations doivent être retranchées) ;
  • l’empreinte d’extraction mesure les émissions de CO2 liées aux énergies fossiles extraites du pays (que ces énergies soit utilisées dans les pays exploitant les gisements ou à l’étranger).

Ces trois empreintes ne s’additionnent pas. Elles constituent trois « thermomètres » bien distincts pour mesurer l’action contre le réchauffement climatique, donnant des images qui peuvent être différentes. En 2018, l’empreinte carbone territoriale de la France était, par exemple, de 5,1 tonnes de CO2 par habitant, pour une empreinte de consommation de 6,8 t CO2/habitant et une empreinte d’extraction de 0,03 t CO2/habitant.

Inventaire national ou empreinte de consommation

Le thermomètre communément utilisé pour mesurer les émissions de gaz à effet de serre d’un pays est l’inventaire national. Ce dernier est réalisé en France par le Centre interprofessionnel technique de la pollution atmosphérique (Citepa)(1). Lors des COP, c’est lui qu’on utilise pour négocier les engagements des différents pays.

Avec la globalisation des économies, les chaînes de valeur se sont toutefois allongées. Ceci a pour effet de dissocier le lieu où sont utilisés les biens et services de celui où apparaissent les émissions générées par leur production : si le véhicule que j’achète est d’origine étrangère, les émissions associées à sa fabrication apparaîtront dans l’inventaire du pays d’origine. S’il est monté en Europe à partir de tôles importées, les émissions se partageront entre pays d’origine pour la fabrication des tôles et le pays européen où se trouve l’usine de montage(2).

Deux bases de données permettent de comparer l’empreinte territoriale des pays avec leur empreinte de consommation pour le CO2 d’origine énergétique : celle de l’OCDE(3) et celle du Global Carbon Budget(4). Depuis 1990, on peut distinguer deux périodes dans l’évolution de l’empreinte de consommation de l’UE. Entre 1990 et 2006, les ciseaux se sont ouverts entre l’empreinte de consommation qui a progressé de 6% alors que l’empreinte territoriale reculait de 3%. Depuis 2006, les deux indicateurs sont à la baisse, l’empreinte de consommation reculant plus vite (- 22%) que les émissions territoriales (- 19%).

Comment éviter les fuites de carbone ?

Pour éviter le risque de « fuites de carbone », une première voie serait de changer de thermomètre en substituant l’empreinte de consommation à l’inventaire national pour mesurer les émissions réelles d'un pays. Une telle substitution aurait deux implications indésirables pour les politiques climatiques :

  • elle déchargerait les entreprises exportatrices de toute responsabilité puisque leurs émissions ne sont pas incluses dans l’empreinte de consommation ;
  • à comportement inchangé, l’UE ou la France bénéficieraient (ou pâtiraient) de tous progrès (ou régression) opérés chez leurs fournisseurs en matière de réduction d’émission de gaz à effet de serre.

Une deuxième voie consisterait à mixer les deux indicateurs en créant une grandeur composite, sorte d’hybride entre l’empreinte territoriale et l’empreinte de consommation. Dans un récent papier académique(5), Michael Jakob, Hauke Ward et Jan Christoph Steckel proposent une clef de répartition basée sur les gains à l’échange des différentes partenaires commerciaux. De l’aveu même des auteurs, mettre en pratique cette méthode se heurte à nombre de difficultés du fait de l’insuffisance des données disponibles.

La voie suivie par l’UE consiste à conserver le thermomètre de l’inventaire territorial comme instrument central de politique climatique (en incorporant les émissions du transport aérien international), mais à surveiller les risques de « fuites de carbone » par des mécanismes complémentaires.

Le premier, déjà en place, concerne la régulation des importations de bioénergie destinée à prévenir les risques de déforestation induite par le développement des biocarburants. Le second concerne le projet de mécanisme d’ajustement aux frontières consistant à taxer les importations de biens manufacturés au prorata de leur contenu carbone.

Prudence dans l’utilisation de l’empreinte de consommation

En France, la question de l’utilisation de l’empreinte de consommation a fait l’objet d’un rapport très complet(6) du Haut Conseil pour le climat (HCC). Plusieurs questions clefs sont soulevées.

En premier lieu, il apparaît que la plus grande partie des émissions importées proviennent de nos partenaires européens. Le déficit de nos échanges avec l’Allemagne compte lourdement dans notre empreinte carbone. Sauf à imaginer une renationalisation des politiques climatiques, il conviendrait d’utiliser un thermomètre ne comprenant que les échanges extraeuropéens.

En second lieu, le HCC a passé en revue les émissions indirectes de méthane et de protoxyde d’azote dont la source principale est l’agriculture. Les évaluations de l’empreinte de consommation de ces deux gaz est nettement plus incertaines que celle du CO2. Les incorporer en l’état pourrait s’avérer hasardeux en raison de ces incertitudes statistiques.

Le HCC montre que la baisse de l’empreinte de consommation est compatible avec la hausse des émissions importées si les émissions domestiques diminuent et/ou les émissions exportées augmentent. Cela a, semble-t-il, été le cas pour la France entre 2005 et 2018.

Enfin, les incertitudes statistiques rendent délicate l’utilisation de l’empreinte de consommation comme outil de suivi des politiques. Ainsi, l’empreinte de consommation était estimée pour l’année 2018 à 11,5 tonnes par habitant d’équivalent CO2 au moment de la publication du rapport du HCC. Elle a été corrigée par les services statistiques à 9,7 tonnes en décembre dernier. Une prochaine correction devrait la ramener à 9,2 tonnes.

Ces raisons devraient conduire à une certaine prudence dans l’utilisation de l’empreinte de consommation dans la définition et le suivi de la politique d’atténuation nationale. Quand une transition n’est pas assez rapide, ce qui est le cas pour la transition bas carbone, c’est rarement en changeant de thermomètre qu’on peut l’accélérer.

Indicateurs de mesure des émissions de CO2

Sources / Notes

  1. Site du Citepa.
  2. Au niveau micro-économique, l’empreinte de consommation se calcule à partir des bases de données de l’Ademe qui fournissent les facteurs d’émission de l’ensemble des biens et services consommés. Les méthodes pour reconstituer l’empreinte carbone d’un ménage ou d’une organisation sont standardisées et permettent l’établissement de bilans carbone. Ces bilans ne peuvent pas s’agréger, car cela conduirait à compter plusieurs fois les mêmes émissions. Pour passer à l’échelle macro-économique, les méthodologies sont plus compliquées. On utilise des matrices entrées-sorties issues de la comptabilité nationale, avec des coefficients techniques moyens par secteur réestimés à intervalles périodiques. Avec l’accélération de la transition énergétique, les hypothèses de fixité de ces coefficients techniques sont hardies. Ce type de méthodologie permet de reconstituer une bonne image du passé plutôt que de se projeter dans l’avenir.
  3. Carbon dioxide emissions embodied in international trade, OCDE.
  4. Global Carbon Budget 2019, ICOS.
  5. Sharing responsibility for trade-related emissions based on economic benefits, Global Environmental Change.
  6. Rapport « Maîtriser l'empreinte carbone de la France », Haut Conseil pour le Climat.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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Commentaire

Jacques-Olivie…

Bonjour Monsieur de Perthuis,

Je ne comprends pas les données que vous mentionnez. Au début de l'article : "En 2018, l’empreinte carbone territoriale de la France était, par exemple, de 5,1 tonnes de CO2 par habitant, pour une empreinte de consommation de 6,8 t CO2/habitant et une empreinte d’extraction de 0,03 t CO2/habitant". Puis, dans l'avant dernier paragraphe : "Ainsi, l’empreinte de consommation était estimée pour l’année 2018 à 11,5 tonnes par habitant d’équivalent CO2 au moment de la publication du rapport du HCC. Elle a été corrigée par les services statistiques à 9,7 tonnes en décembre dernier. Une prochaine correction devrait la ramener à 9,2 tonnes."

A quoi sont dus ces écarts ?

Merci de vos réponses

Pierre-Ernest

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