La guerre en Ukraine a eu un impact majeur sur le marché du gaz et les exportations vers l’Europe.
Quels gazoducs et terminaux méthaniers relient la Russie à l'Europe ?
La Russie a longtemps été un acteur clé de l'approvisionnement en gaz naturel de l'Europe via plusieurs gazoducs majeurs. Parmi les plus importants figurait le gazoduc Nord Stream, qui reliait directement la Russie à l'Allemagne sous la mer Baltique, avec une capacité annuelle de 55 milliards de mètres cubes. Toutefois, à peine Nord Stream 2 terminé, la liaison a été gravement endommagée en 2022. Un autre pipeline essentiel est le gazoduc Yamal-Europe, qui traverse la Biélorussie et la Pologne pour alimenter l'Allemagne. De plus, le gazoduc Soyouz relie la Russie à l'Europe centrale via l'Ukraine, jouant un rôle majeur dans la distribution du gaz vers des pays comme la Slovaquie, l'Autriche et la Hongrie. Le TAG est une extension du gazoduc Soyouz, depuis la frontière austro-slovaque jusqu'à l'Italie. Le gazoduc South Stream devant relier sur 3 600 kilomètres la Russie à la Bulgarie pour se diriger ensuite vers l'Europe occidentale via la Serbie, la Hongrie et la Slovénie - sans passer par l'Ukraine - a été abandonné fin 2014.
30% du gaz naturel russe acheminé vers l'Europe par gazoduc transite par l'Ukraine, via plusieurs liaisons.
En plus des gazoducs, l'Europe dépend également des terminaux méthaniers pour importer du gaz naturel liquéfié (GNL), permettant une diversification des sources. Ces terminaux sont capables de recevoir du gaz russe sous forme liquéfiée, comme le terminal de Yamal à l'ouest de la Russie pour la liquéfaction, et à l'instar de ceux de Zeebrugge en Belgique et Dunkerque en France pour la réception. Bien que ces infrastructures permettent l'importation de GNL depuis la Russie, elles facilitent également l'accès à d'autres sources, notamment depuis le Qatar et les États-Unis, réduisant ainsi la dépendance européenne vis-à-vis du gaz russe.
2022 : les conséquences gazières de la guerre en Ukraine
Dès le début de la guerre en Ukraine, le gaz a fait figure d'arme économique utilisée par la Russie et l'Europe.
Suspension de Nord Stream 2
Le 22 février 2022, le chancelier allemand Olaf Scholz annonce la suspension du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l'Allemagne, en représailles à la reconnaissance par Moscou de territoires séparatistes de l'est de l'Ukraine.
Le projet était au cœur de batailles géopolitiques et économiques avec les Européens et les Etats-Unis depuis sa conception, car il renforçait la co-dépendance russo-allemande, et pouvait amener à réduire l'influence Ukrainienne, inquiète de perdre ses revenus tirés du transit du gaz russe sur son territoire.
Invasion de l'Ukraine et début d'envolée du prix du gaz
Le 24 février, la Russie attaque l'Ukraine.
Face au risque d'éventuelles ruptures d'approvisionnement, les prix du gaz naturel et du pétrole s'envolent. Ils assurent au passage davantage de revenus à la Russie : sur les deux premiers mois suivant l'invasion de l'Ukraine, le pays exporte pour 63 milliards d'euros d'énergies fossiles, dont 44 milliards vers l'UE, selon le Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA). Ils atteignaient près de 95 milliards de dollars après 5 mois, soit « quasiment trois fois supérieures au niveau habituel de tout un hiver » selon le directeur de l'AIE(1).
Le 2 mars, l'Union européenne "débranche" sept banques russes du système financier international Swift, tout en épargnant deux gros établissements financiers très liés au secteur des hydrocarbures, en raison de la forte dépendance de plusieurs États européens au gaz russe, dont l'Allemagne, l'Italie, l'Autriche et la Hongrie.
300 milliards de dollars de réserves en devises dont la Russie disposait à l'étranger sont également gelées.
Graphique: Selectra - Source: EEX
Même si les prix ont depuis baissé sur les marchés, la crise a montré la vulnérabilité du continent dans le domaine énergétique.
Ambition de se passer de gaz russe
Le 8 mars, le président américain Joe Biden proscrit les importations d'hydrocarbures russes, tandis que l'UE se donne comme objectif de réduire ses achats des deux-tiers dès 2022.
Pour autant, aucun embargo ne sera décidé, du fait de la forte de dépendance de certains pays. La Commission européenne a proposé un embargo progressif sur le pétrole russe - repoussé par la Hongrie.
Certains analystes suggèreront que l'Ukraine, frustrée du manque d'allant des Européens pour imposer un embargo drastique sur l'énergie russe, perturbe sciemment les exportations transitant sur son sol.
Les Vingt-Sept se tournent aussi vers d'autres pays comme le Qatar, la Norvège, les USA, l'Azerbaïdjan et l'Algérie.
Contre-sanctions russes
Le 23 mars, le président russe Vladimir Poutine décide d'interdire aux Européens le paiement du gaz russe en dollars ou en euros. La mesure est rejetée par la Commission européenne qui y voit une violation des sanctions internationales envers Moscou. Le Kremlin avait alors averti les pays de l'UE que leur approvisionnement en gaz serait interrompu s'ils ne payaient pas en roubles. "Les conditions qui ont été fixées font partie d'une nouvelle méthode de paiement élaborée après des actes inamicaux sans précédent", expliquait mercredi le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.
C'est le début d'un chantage au gaz, la Russie usant de son principal levier de réaction.
Les USA s'engagent à fournir à l'Europe 15 milliards de mètres cubes supplémentaires de gaz naturel liquéfié GNL en 2022.
Le 27 avril, la Russie suspend toutes ses livraisons à la Bulgarie et à la Pologne, assurant ne pas avoir été payé en roubles. Le 21 mai, la Russie fait de même avec la Finlande voisine, qui venait de faire sa demande d'adhésion à l'Otan. Les Pays-Bas et le Danemark sont eux aussi privés de gaz russe, ce sera aussi le cas de la Lettonie un peu plus tard.
Mi-mai, les livraisons via Sokhranivka, dans la région de Lougansk en Ukraine, sont réduites.
La Serbie, candidate à l'entrée dans l'UE, a signé avec Moscou une extension pour trois ans de son accord d'approvisionnement en gaz russe à bas prix fin mai "de loin le meilleur deal en Europe", selon le président Vucic.
A la mi-juin, Gazprom, arguant d'un problème technique, baisse de 60% ses livraisons notamment vers l'Allemagne via Nord Stream 1, suscitant une nouvelle explosion des prix. Le niveau d'alerte est atteint, rapprochant le pays de mesures de rationnement.
Le 11 juillet, Gazprom met Nord Stream 1 à l'arrêt pour dix jours pour des raisons de maintenance.
Le 27 juillet, Gazprom annonce de nouveau réduire drastiquement les livraisons vers l'Europe via Nord Stream, arguant de la nécessité de maintenance d'une turbine.
La réaction européenne
L'UE doit s'assurer de pouvoir abreuver son industrie et de remplir ses stocks pour l'hiver 2022-2023. Les incertitudes sur les futures livraisons de gaz russe à l’Union européenne constituent « une alerte rouge » pour les États membres, met en garde Fatih Birol, directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) en juillet 2022.
Les pays européens cherchent à diversifier leurs fournisseurs et comptent tout naturellement sur le GNL, qui peut être acheminé par bateau du monde entier. Elle ne tarde pas à signer des accords avec les pays capables de fournir du GNL en quantité, et de gros investissements dans les capacités européennes de regazéification sont lancés. Le 18 juillet, l'UE annonce un accord avec l'Azerbaïdjan pour doubler en "quelques années" ses importations de gaz naturel.
Les Etats-membres sont incités à mettre en place des obligations de stockage minimal de gaz naturel d’ici l’hiver prochain, en remplissant à au moins 90% les capacités européennes de stockage au 1er octobre pour disposer d’une sécurité d’approvisionnement suffisante durant la saison de chauffage.
Bruxelles propose aussi un plan de sobriété visant à réduire de 15% la demande européenne de gaz, pour surmonter la chute des livraisons russes. Entreprises, collectivités et ménages sont ainsi invitées à réduire l'usage du chauffage, de l'éclairage et de la climatisation, et d'engager des travaux d'isolation thermique.
Certains pays veulent relever temporairement leur production gazière, comme les Pays-Bas ou le Danemark sur des gisements déjà exploités en mer du Nord, ou la Roumanie en mer Noire.
Les mix électriques des pays ont donc dû s'adapter. La production d’électricité à partir de bioénergies et du nucléaire est relevée autant que faire se peut, au détriment des centrales à gaz. L'AIE appelle par ailleurs au report de la fermeture prévue de plusieurs réacteurs nucléaires dans l’UE. Malheureusement, certains pays comme l'Allemagne, l'Autriche, les Pays-Bas ont dû avoir un recours accru au charbon, bien plus polluant que le gaz.
La situation est un argument supplémentaire en faveur d'une transition énergétique accélérée, l'installation de pompes à chaleur et surtout le déploiement de projets éoliens et solaires garantissant une certaine autonomie énergétique. Le doublement des capacités de biogaz issu de déchets alimentaires, des eaux usées et de lisiers d'ici 2030 permettrait de satisfaire 10% de la demande actuelle de gaz de l'UE et plus de 20% de ses importations venues de Russie. Enfin, la géothermie en eau profonde, basée sur le captage de la chaleur des eaux souterraines, connait un regain d'intérêt pour décarboner la production de chaleur.
L'UE dispose aussi de plusieurs gazoducs la reliant à la Norvège, l'un des principaux producteurs de gaz au monde, et d'interconnections gazières entre tous ses pays.
L'état d'esprit des Européens, solidaires entre eux et avec les Ukrainiens, était ainsi résumé par le Premier ministre Mateusz Morawiecki : "On se débrouillera même avec ce pistolet braqué sur la tête".
Que représentaient les importations de gaz russe avant la guerre ?
Moscou fournissait environ 40% des importations de gaz européen jusqu'en 2022. En 2021, l’Union européenne a importé 155 milliards de m3 (Gm3) de gaz naturel à partir de la Russie (dont 140 Gm3 par gazoduc et environ 15 Gm3 sous forme de GNL).
En 2021, la Russie a fourni 32% de la demande totale de gaz dans l'Union européenne et au Royaume-Uni, contre 25 % en 2009, selon AIE, mais la situation change beaucoup suivant le pays. Si la Finlande dépend pour 97,6% du gaz russe, selon Eurostat (en 2020), les trois pays baltes, la Lituanie, la Lettonie et l'Estonie, ont annoncé début avril avoir arrêté d'importer du gaz russe, comptant à ce stade sur leurs réserves actuelles de gaz, stockées sous terre.
Frappée par la rupture des livraisons de gaz russe, la Bulgarie en dépend pour environ 85%, autant que la Slovaquie.
L'Allemagne reste dépendante avec une proportion de 55% mais, selon le ministère allemand de l'Économie et du Climat "la sécurité d'approvisionnement en Allemagne est actuellement garantie". Les Néerlandais dépendent quant à eux de la Russie pour environ 15 % de leurs approvisionnements en gaz.
Compte tenu des prix actuels du marché, la valeur des exportations de gaz russe vers l'UE s'élève à elle seule à 400 millions de dollars par jour, selon l'Agence internationale de l'Energie (AIE). Selon le site internet de Gazprom Export, 68% des exportations gazières du géant russe sont allées en 2020 vers l'Europe.
Pour des exportations totales de 174,9 milliards de m3, 119,35 milliards de m3 sont allés à l'Europe, dont près de 49 milliards de m3 pour la seule Allemagne, près de 21 milliards de m3 pour l'Italie et plus de 13 milliards de m3 pour l'Autriche.
L'AIE souligne de son côté que "les revenus générés par les exportations de gaz et pétrole constituaient en janvier 2022 45% du budget fédéral de la Russie".
En ce qui concerne la France, la Norvège est de loin le principal fournisseur de gaz (36% des entrées brutes de gaz en 2020), devant la Russie (17%), l’Algérie (8%), les Pays-Bas (8%) et le Nigéria (7%).
Dans une analyse des risques futurs d’approvisionnement gaziers pour l’Union européenne(1), le Shift Project décrit les « immenses incertitudes découlant de l’évolution possible de la situation en Ukraine d’une part, et des relations entre la Russie et l’UE ».
En 2022, la consommation de gaz de l’Union européenne se situe autour de 366 milliards de m3 (Gm3), selon le Shift Project. Et les États membres sont massivement importateurs de gaz, « avec environ 70% de ses approvisionnements venant jusqu’ici par gazoduc d’essentiellement trois pays, par ordre d’importance : la Russie, la Norvège et l’Algérie ». « Jusqu’à début 2022, le gaz russe couvrait environ 40% des importations totales de l’UE », rappelle le Shift Project : la Russie a fourni 154 Gm3 de gaz à l'UE en 2021, soit 37,2% de la consommation cumulée des États membres.
Pour les années à venir, le Shift Project évoque entre autres 2 scénarios(2) :
- « en cas d’arrêt durable des approvisionnements russes », la part des approvisionnements gaziers de l'UE « non identifiés atteindrait en 2025 pas moins de 40% de la demande de l’Union à cette date, soit l’équivalent des exportations actuelles du Qatar » .
- si au contraire les volumes d’approvisionnements russes sont « rapidement rétablis au niveau prévu par les contrats existants » , et si la demande de l’UE diminue « fortement, mais cependant moins vite que d’après ses objectifs climatiques, 12% des sources d’approvisionnement de l’UE restent pour l’heure non identifiées à l’horizon 2025 », selon le Shift Project.
Ces volumes non identifiés sont « susceptibles d’être fournis soit grâce à de futurs contrats sur le marché mondial du GNL livré par navire méthanier, soit grâce à une hypothétique normalisation des relations avec la Russie », précise le Shift Project.
GNL : une concurrence accrue et un pari risqué ?
Le développement « d’une vive concurrence d’approvisionnement sur le marché du GNL est à redouter entre l’Europe de l’Ouest et l’Est de l’Asie d’une part, entre ces deux régions et les pays en développement importateurs d’autre part, et enfin à l’intérieur même de l’Union européenne », prévient le Shift Project.
Rappelons que les importations de GNL en Europe ont augmenté de près de 64% au cours des 10 premiers mois de 2022 par rapport à la même période en 2021 (+ 5,1% au niveau mondial), selon les dernières données du GIIGNL(2). Dans le même temps, ces importations ont baissé de 7% en Asie, principale zone de destination des flux mondiaux de GNL.
Le Shift Project précise que ses « estimations des besoins d’approvisionnements mondiaux et des volumes d’exportations futurs de GNL font apparaître une situation très précaire sur le marché mondial de GNL à l’horizon 2025, puis un possible net décalage entre offre et demande ».
En définitive, « la transformation vers une économie sobre en énergie et en matière, avec le développement de sources d'énergie bas-carbone, apparaît comme un enjeu existentiel pour l'UE, face à l'ampleur des risques et incertitudes que cumule notre situation précaire », conclut le Shift Project.
L'Europe n'a jamais consommé autant de gaz russe, malgré la volonté affichée depuis des années par Bruxelles de réduire sa dépendance à cette source d'approvisionnement. Le géant russe Gazprom avait annoncé avoir réalisé en 2017 des livraisons de gaz record vers les pays d'Europe et la Turquie - 193,9 milliards de mètres cubes. Il s'agit d'une augmentation de près de 8% par rapport au dernier record, atteint en 2016.
Les ventes de gaz à destination de l'Europe et de la Turquie, qui ont toujours assuré l'essentiel de ses bénéfices, ont atteint un niveau record de 201 milliards de mètres cubes en 2018 (contre 194,4 milliards en 2017), malgré les tensions géopolitiques et les appels de l'Union européenne à la diversification des sources d'approvisionnement. CA de 113,9 milliards d'euros.
Quel niveau d'approvisionnement en gaz russe depuis le début de la guerre ?
Si l'Union européenne a réduit fortement sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie depuis l'invasion de l'Ukraine, ce n'est pas vrai pour le gaz naturel liquéfié (GNL), pointe le CREA (Centre for Research on Energy and Clean Air)(6).
En 2023, 13% des importations de GNL de l'Union européenne provenaient de Russie (soit 17,25 milliards de m3 - Gm3 - en excluant de ce total les transbordements vers des États non membres de l'UE). La facture de l'UE : 8,2 milliards d'euros de GNL russe en 2023
Ces importations de GNL russe équivalaient à environ 5% de la consommation gazière de l'UE l'an dernier, soit une « faible dépendance », concède le CREA. Le think tank finlandais rappelle que seuls 12 des 27 États membres de l'UE disposaient d'installations pour importer du GNL en 2023.
Au total, 16% des importations de gaz fossile de l'UE provenaient de Russie, contre 24% en 2022 et 46% en 2021. La baisse des importations de gaz russe par gazoduc a été en partie compensée par une envolée des importations européennes de GNL (+ 63% en 2022), notamment en provenance des États-Unis mais aussi en partie de Russie (+ 36% en 2022).
Pour la Russie, l'UE constitue encore la destination de près de la moitié de ses exportations de GNL. Les volumes de GNL exportés par l'immense installation de Yamal (26 Gm3 au total) ont en particulier été destinés pour 75% au marché européen en 2023.
Selon le CREA, l'instauration globale d'un prix plafond de 17 €/MWh(7) aurait permis de réduire de 60% les revenus de la Russie liées à ses exportations de GNL en 2023 (l'équivalent d'une perte de 10 milliards d'euros de ressources). Si ce prix plafond avait uniquement été mis en place par l'UE, les revenus russes auraient ainsi été réduits de 5 milliards d'euros.
Le CREA suggère de mettre immédiatement en œuvre ce prix plafond au niveau de l'UE et ce jusqu'à fin 2027, date prévue par le plan européen RepowerEU pour s'affranchir totalement du gaz russe(8).
Les précédentes crises russo-ukrainiennes et leur impact sur le marché européen du gaz
L’Ukraine a historiquement constitué une voie de transit privilégiée pour le transport et le stockage du gaz russe vers l’Europe de l’Ouest. Depuis la chute de l’URSS, les relations russo-ukrainiennes se sont périodiquement tendues : avant la guerre de 2022, deux crises majeures ont perturbé l’approvisionnement gazier européen en 2006 et 2009 avant même qu’un nouveau différend sur les prix du gaz n’envenime plus durablement ses relations en 2014 (avec l’annexion de la Crimée).
L'évitement Ukrainien au cœur de la stratégie Russe
Malgré ses tentatives depuis le milieu des années 1990, Gazprom a échoué à contrôler efficacement le transport de gaz sur le territoire ukrainien(9). Le groupe a pris l’habitude de négocier le coût de transit parallèlement au prix de vente du gaz à ce pays (à bas prix dans les deux cas) mais il est aujourd’hui contraint de repenser cette stratégie. En juin 2014, le vice-président de Gazprom Alexander Medvedev avait affirmé que le transit du gaz à travers le territoire ukrainien cesserait d’ici à fin 2019. Cette ambition avait toutefois été remise en cause par l’actuel directeur du groupe Alexeï Miller en juin dernier.
Gazprom souhaite a minima poursuivre sa stratégie de diversification des voies d’acheminement. Entre 2009 et 2011, 60% à 70% du gaz russe exporté vers l'Europe transitait par l’Ukraine. Cette part a chuté à près de 40% en 2013/2014. Des projets majeurs de gazoducs portés par Gazprom avec des énergéticiens européens ont déjà permis dans le passé de diversifier les voies de transit : Yamal en 1999 reliant l’ouest de la Sibérie à l’Allemagne via la Biélorussie et l’Allemagne (capacité de transport de 33 milliards de m3 par an), Blue Stream en 2005 entre la Russie et la Turquie (capacité de 16 milliards de m3 par an) et enfin Nord Stream qui traverse la mer Baltique depuis 2011/2012 (2 gazoducs d’une capacité cumulée de 55 milliards de m3 par an).
Nord Stream 1
Les volumes transitant par l'Ukraine ont déjà été considérablement réduits avec l'inauguration en 2011 du gazoduc Nord Stream 1, qui relie la Russie à l'Allemagne via la Baltique.
Et malgré des relations russo-européennes au plus bas en raison du conflit dans l'est de l'Ukraine et de l'annexion par la Russie de la Crimée en 2014 (mises en lumière par l’arrêt du projet de gazoduc South Stream en décembre 2014), Allemands et Russes ont voulu poursuivre dans cette voie. Gazprom entend maintenir, voire augmenter ses ventes de gaz sur le marché de gros européen. La libéralisation du marché gazier européen avait en outre permis au groupe russe de développer de nouvelles activités (principalement dans le transport et le stockage de gaz en Europe). Gazprom entend également devenir un acteur important du trading de gaz, notamment dans le nord de l’Europe.
Nord Stream 2 et Turkish Stream
Pour les opposants aux nouveaux gazoducs, comme la Pologne, l'Europe ne faisait déjà qu'accroître sa dépendance à l'égard des hydrocarbures russes d'une part et d'autre part place son allié ukrainien dans une position difficile. A l'occasion d'une rencontre avec son homologue russe Vladimir Poutine en juillet 2018, le président américain Donald Trump n'avait pas caché son intention de "concurrencer" Nord Stream en vendant à l'Europe du GNL, bien que celui-ci restait plus cher que le gaz russe.
De son côté, après avoir longtemps assuré que ces gazoducs n'étaient que des infrastructures commerciales, la chancelière Angela Merkel a récemment admis une dimension "politique" et réclamé de pérenniser le rôle de l'Ukraine.
Fin 2019, deux gazoducs - le germano-russe Nord Stream 2 et le turco-russe Turkish Stream - contournant le territoire ukrainien sont censés entrer en service, ce qui priverait Kiev d'une manne financière conséquente et d'une arme de poids face à la Russie. Or le géant gazier russe Gazprom et Naftogaz s'affrontent par tribunaux interposés depuis des années. Moscou exige toujours que leurs litiges liés au précédent contrat concernant volumes et tarifs soient réglés avant de prolonger le contrat actuel : "La Russie est prête à poursuivre le transit du gaz via l'Ukraine et à assurer les livraisons aux consommateurs européens. Nous sommes prêts à prolonger le contrat aux conditions existantes", a déclaré le ministre russe de l'Énergie Alexandre Novak à l'issue d'une rencontre avec le commissaire européen chargé de l'Énergie, le Slovaque Maros Sefcovic. Estimant que le contrat de transit actuel n'était pas dans l'intérêt de Kiev, le patron de Naftogaz M. Vitrenko a prévenu l'UE qu'elle devait se préparer à se retrouver sans nouvel accord de transit.
Le gazoduc Nord Stream 2, un investissement d'une dizaine de milliards d'euros, devait permettre le doublement des livraisons de gaz russe à l'Allemagne. L'Ukraine, la Pologne et les pays baltes craignent qu'il ne renforce la dépendance à la Russie de l'UE, et que Moscou puisse l'utiliser pour exercer des pressions politiques. Selon Rick Perry, Nord Stream 2 passant sous la mer Baltique et le gazoduc TurkStream - qui enverra du gaz russe à la Turquie via la mer Noire - "permettrait à Moscou d'arrêter le transit de gaz par l'Ukraine vers la fin de la décennie". Il doit "faire pénétrer une artère gazière à source unique profondément en Europe et frapper au coeur la stabilité et la sécurité européennes", avait encore asséné M. Perry, secrétaire américain à l'Énergie en octobre 2019. Les États-Unis "sont prêts, désireux et capables" de renforcer la sécurité énergétique européenne en lui offrant des sources alternatives, à savoir le gaz naturel liquéfié (GNL). Pour Ramunas Vilpisauskas, professeur à l'université de Vilnius, les critiques à l'égard de Nord Stream 2 faisaient partie de l'offensive commerciale des États-Unis pour vendre leur gaz en Europe, "l'objectif commercial (...) semble être la raison principale des critiques", disait-il à l'AFP.