Brexit : un accord in extremis, quels impacts sur le marché électrique européen ?

Alice Paul et Clément Le Roy

Alice Paul, Consultante Énergie et Environnement chez Wavestone
Clément Le Roy, Responsable de la Practice Énergie et Environnement chez Wavestone

Le Royaume-Uni et l’Union européenne ont finalement conclu le 24 décembre dernier un accord « de commerce et de coopération »(1), entré en vigueur le 31 décembre à minuit. Le « No Deal » a ainsi été écarté et le Royaume-Uni a pu négocier certains avantages.

Quelles nouvelles règles pour le commerce, affectant le marché de l’électricité ?

  • Un accord basé sur le principe de libre-échange

Londres a bel et bien quitté le marché unique et l’union douanière européens le 1er janvier 2021 mais évite une rupture trop abrupte avec l’Union européenne. En effet, l’accord signé est basé sur le principe du libre-échange, avec une absence de droits de douane et de quotas sur la majorité des biens – notamment électricité et gaz - circulant entre les deux territoires.

En revanche, il sera désormais nécessaire de déclarer les importations et exportations aux douanes. Sur cette question, les deux opérateurs de l’interconnexion électrique « IFA »(2) reliant le Royaume-Uni et la France se sont déjà organisés. Du côté anglais, National Grid prendra en charge les déclarations aux douanes pour le compte des acteurs de marché anglais. Du côté français, RTE a déclaré ne pas pouvoir prendre en charge ces déclarations. Reste donc aux acteurs de marché français, soit les producteurs et fournisseurs d’électricité, à s’organiser !

  • De solides conditions de concurrence équitables garanties sur le marché de l’énergie

Différentes mesures prévues dans l’accord illustrent que la coopération future entre Royaume-Uni et États membres restera fondée sur « une concurrence loyale sur les marchés de l’énergie et un accès non discriminatoire aux réseaux » (réglementation des subventions octroyées au secteur de l’énergie, promotion des énergies renouvelables non-discriminatoire ou encore interdiction de restrictions à l’exportation et de double tarification de marchandises liées à l’énergie).

A priori, peu de changements sont ainsi à prévoir : toutes ces mesures visent à maintenir des conditions de concurrence équitables adéquates au secteur de l’énergie et à continuer d’encourager des échanges et investissements transfrontières.

Quels mécanismes pour les échanges entre ces deux ensembles ?

  • Le découplage des marchés électriques de part et d’autre de la Manche acté

En juillet 2020, la Commission européenne avait tranché la question(3) avant même que l’accord soit signé : « À compter du 1er janvier 2021, même si les interconnexions électriques et gazières pourront bien sûr toujours être utilisées, le Royaume-Uni ne participera plus aux plateformes spécialisées de l’Union. D’autres solutions de repli seront utilisées pour échanger de l’électricité sur des interconnexions avec la Grande-Bretagne. Ces solutions devraient permettre la poursuite des échanges d’électricité, quoiqu’avec un niveau d’efficacité qui ne sera pas le même que dans le cadre actuel du marché unique ».

Un renchérissement du prix du kWh pourrait se faire ressentir des deux côtés de la Manche.

En d’autres termes, le Royaume-Uni ne peut désormais plus bénéficier du mécanisme de couplage des marchés électriques journalier et infra-journalier qui permet d’exploiter au mieux les complémentarités des bouquets nationaux. Ce système permet d’optimiser les importations ou exportations d’électricité en y associant automatiquement l’achat des capacités de transport correspondantes. Les opérateurs n’ont ainsi qu’à se soucier de l’achat de l’électricité au meilleur prix. Les échanges sont ainsi équilibrés par le différentiel de prix locaux et circulent depuis les régions en surplus vers les régions déficitaires, autrement dit, du marché où l’électricité est la moins chère vers celui où l’électricité est la plus chère.

Un renchérissement du prix du kWh pourrait ainsi se faire ressentir des deux côtés de la Manche.

  • L’instauration d’enchères explicites journalières sur les nœuds avec le Royaume-Uni

La communication de la Commission européenne avait rapidement été suivie par une communication du SDAC (Single Day-Ahead Coupling) le 6 novembre dernier(4) : « La capacité électrique des interconnexions UE-GB ne sera pas disponible pour les enchères implicites journalières à partir du 31 décembre 2020, et sera vendue par le biais de mécanismes alternatifs ».

Ces enchères « implicites » journalières sont désormais remplacées par des enchères « explicites » sur les nœuds d’échange avec le Royaume-Uni (voir carte ci-après). Autrement dit, l’électricité sera désormais vendue séparément des capacités de transport, ce qui pourrait être à l’origine de dysfonctionnements : l’électricité pourrait transiter à contresens du différentiel de prix et entraîner des divergences de prix, les capacités de transport pourraient également saturer.  

Interconnexions électriques avec le Royaume-Uni

  • Un accord commercial pour l’électricité encore à définir

Comme l’a rappelé le Premier ministre britannique(5), « les mesures pour l’électricité sont transitoires. L’accord de commerce et de coopération engage les deux Parties à mettre en place un accord commercial pour l’énergie efficace d’ici avril 2022. Celui-ci garantira que la capacité des interconnexions est maximisée via des enchères implicites ».

L’enjeu est désormais de trouver un système qui optimise les flux d’électricité sans passer par les infrastructures des marchés européens (soit les plateformes d’équilibrage et la plateforme d’allocation transfrontalière unique pour le journalier et l’infra-journalier).

Les gestionnaires de réseaux concernés travaillent d’ailleurs déjà sur le sujet. « Ils doivent fournir sous trois mois une analyse coûts/bénéfices d'un nouveau mode de couplage. Ce travail vient de démarrer », explique Vincent Ringeissen, directeur des marchés chez RTE, dans Les Échos(6).

Quel avenir pour les projets d’interconnexions encore à l’étude aujourd’hui ?

  • Des projets d’interconnexions à l’arrêt dans toute l’Europe

En France, les sociétés AQUIND, FABlink et GridLink sont toutes trois candidates pour installer de nouveaux câbles électriques sous-marins sous la Manche et tentent de défendre la rentabilité économique de leurs projets.

AQUIND, récemment interviewé par Wavestone(7), a publié en juin 2020 une étude sur le potentiel économique de son projet(8) : « une valeur économique de 1,1 milliard d’euros sur 25 ans et la création de 250 emplois en Normandie pendant les 2 ans et demi de construction ». La CRE ne l’a pas entendu de cette oreille et lui a d’ailleurs retiré le statut de projet d’intérêt commun : le projet n’est désormais plus considéré comme essentiel à la concrétisation du marché unique européen de l’énergie.

Même constat dans les autres pays. En mars dernier, Tina Bru, la ministre norvégienne du Pétrole et de l’Énergie, a informé qu’il n’était pas en mesure de statuer sur l’autorisation du projet NorthConnect reliant la Norvège au Royaume-Uni.

Seule exception à la règle, le projet d’interconnexion électrique NeuConnect reliant le Royaume-Uni à l’Allemagne qui a reçu le statut de projet d’intérêt commun en 2019(9).

  • Certaines externalités positives de projets d’interconnexions remises en question

Plusieurs arguments sont avancés pour défendre ces projets d’interconnexions, à savoir leur contribution aux défis souvent contradictoires de sécurité d’approvisionnement, d’intégration des énergies renouvelables intermittentes et de création de valeur économique pour les consommateurs et fournisseurs. Est-ce que ces arguments restent toujours valables maintenant que le découplage du marché britannique est acté ?

Les deux premiers ne semblent pas remis en cause. Il est indéniable qu’une meilleure intégration des marchés électriques permet de renforcer la sécurité d’approvisionnement, en permettant une assistance mutuelle entre marchés électriques nationaux selon les profils de consommateurs et capacités de production. Concernant l’intégration des énergies renouvelables intermittentes, tirer profit des complémentarités de bouquets nationaux comme celui de la France, puissance nucléaire, et celui du Royaume-Uni, leader mondial de l’éolien en mer, est intéressant. Les importations britanniques vont d’ailleurs croissant avec la fermeture des centrales de charbon, prévue d’ici 2025. Qui plus est, la montée en puissance des énergies renouvelables en France exigera de davantage sécuriser le réseau grâce à des échanges aux frontières.

À l’inverse, les promesses de création de valeur économique de ces projets posent question. Domitille Bonnefoi, directrice des réseaux au sein de la CRE, expliquait courant 2020 : « Si le Royaume-Uni quitte le marché intérieur de l’énergie, le système d’allocation implicite sera remplacé par une enchère explicite et les interconnexions rapporteront moins de valeur aux consommateurs et producteurs européens ».  Comme expliqué précédemment, faciliter les échanges de kWh entre les pays permet normalement aux fournisseurs de tirer profit des différences de prix en temps réel au profit des consommateurs, information qui est désormais brouillée par les enchères explicites. 

La sortie du Royaume-Uni du marché électrique européen actée par l’accord signé en décembre 2020 risque de diminuer l’intérêt des échanges entre les deux ensembles et d’en augmenter le coût pour le Royaume-Uni et tous les pays auxquels il est connecté. La signature d’un accord commercial « pour l’énergie efficace » d’ici avril 2022 va donc se faire attendre. La question centrale restant : est-ce qu’un mécanisme permettant l’optimisation des flux d’électricité sur les points de connexions avec la Grande-Bretagne verra le jour ?

Sources / Notes

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