Professeur émérite à l’Université de Montpellier
Fondateur du CREDEN
Auteur de l’ouvrage « Les prix de l’électricité. Marchés et régulation », Presses des Mines
La décision de fermer la centrale de Fessenheim fin 2018 ou au plus tard début 2019 semble maintenant acquise et elle procède d’un compromis entre l’État et EDF. Les deux parties ont intérêt à ce que l’opération se passe dans de bonnes conditions car c’est un défi pour les deux.
Les défis pour EDF
Il y a trois raisons de fermer une centrale : une raison technique, liée notamment à la sûreté, ceci à la demande de l’ASN ; une raison économique, liée à une perte de compétitivité, en général à l’initiative de l’opérateur (EDF) ; une raison symbolique, liée à un engagement politique des pouvoirs publics. La fermeture de Fessenheim relève principalement de la troisième raison.
Un défi pour EDF sera de procéder au démantèlement de la centrale dans les « meilleurs » délais…
Réduire la part du nucléaire à 50% de l’électricité produite en 2025 est maintenant un objectif reconnu comme irréaliste par le pouvoir politique. La mise en service de l’EPR de Flamanville fin 2018 ou début 2019 permettra à toutes les parties de sauver la face puisque l’on respectera la loi de 2015 qui prévoit de plafonner à 63,2 GWe la puissance nucléaire installée en France : les 1 650 MW de l’EPR se substitueront aux 1 800 MW de Fessenheim (2 réacteurs de 900 MW). Encore faut-il que cette mise en service intervienne bien dans ces délais et c’est là un défi pour EDF. En juin 2018, le premier réacteur EPR chinois de Taishan devrait être opérationnel, ce qui sera une bonne nouvelle pour EDF qui a largement participé à sa construction et détient 30% du capital de l’entreprise franco-chinoise.
Un autre défi pour EDF sera de procéder au démantèlement de la centrale dans les « meilleurs » délais, ce que dit la loi, et surtout dans l’enveloppe financière prévue (350 millions par réacteur, soit de l’ordre de 20 milliards au total pour le parc français, chiffre considéré comme optimiste par beaucoup de spécialistes). Les provisions constituées pour cette opération semblent insuffisantes pour ceux qui contestent « l’effet d’apprentissage » sur lequel compte l’opérateur. La standardisation du parc a certes permis de limiter les coûts unitaires de construction ; il n’est pas certain que cela jouera autant pour le démantèlement et c’est sur les derniers réacteurs démantelés que cet effet pourra se faire sentir, pas sur le prototype.
Quant aux provisions, qui sont aujourd’hui suffisantes sur la base du coût anticipé, elles dépendent aussi du taux d’actualisation retenu et d’aucuns considèrent qu’EDF a opté pour un taux trop élevé (4,3%). Une baisse de ce taux (aux environs de 3,5% à l’instar des autres opérateurs en Belgique, Suède ou Suisse) devrait logiquement entraîner un accroissement des provisions à sécuriser aujourd’hui puisque ces provisions sont réputées fournir des produits financiers futurs à un taux d’intérêt égal à ce taux d’actualisation. Pour disposer d’un capital donné destiné à financer le démantèlement à une échéance future, il faut donc accroître les provisions au départ si le taux de rémunération baisse.
Les défis pour l’État
Le défi pour l’État, c’est de réussir la « régression économique et sociale » du site. La responsabilité du comité de pilotage récemment mis en place par le gouvernement sera de déterminer les coûts microéconomiques et macroéconomiques de cette fermeture et de voir comment les supporter.
Sur le plan financier, il faudra indemniser les opérateurs de la centrale, EDF mais aussi les sociétés étrangères qui disposent de droits de tirage sur la production de Fessenheim. A la fermeture, EDF percevra un peu moins de 500 millions d’euros, comme le prévoit un protocole signé en avril 2017. A cela s’ajoutera une indemnité en fonction du « manque à gagner » pour l’opérateur, en termes de MWh non produits, et c’est là que les choses vont se compliquer. Logiquement il faut calculer le volume de MWh que la centrale aurait produit sur les dix, quinze ou vingt ans de fonctionnement où elle aurait encore pu être opérationnelle, multiplier ce montant par un prix du MWh et déduire les coûts variables de fonctionnement mais aussi les coûts fixes de prolongation qu’EDF aura économisé en la fermant, le tout actualisé à un taux qui pourrait être celui du WACC (Weighted average cost of capital)(1).
Faut-il retenir le volume de production d’une année « normale », comme par exemple 2016 au cours de laquelle la centrale a produit 8,4 TWh (8,4 milliards de kWh), ou celui de 2017, sensiblement plus faible du fait de l’arrêt d’un réacteur (en 2017, la centrale n’a fourni que 1% de l’électricité française contre plus de 2,2% en moyenne les années précédentes) ? Rappelons que depuis 1977, date de sa mise en service, la centrale de Fessenheim a produit en quantité cumulée sur quarante ans un volume d’électricité un peu supérieur à la production totale annuelle des 58 réacteurs français, ce qui est une bonne performance.
Le vrai défi pour les pouvoirs publics sera celui de l’emploi et du manque à gagner pour les collectivités locales qui perçoivent des recettes fiscales…
Quel prix de vente du MWh retenir dans les calculs ? Celui du prix actuel du marché de gros (de l’ordre de 35 à 40 €/MWh), celui de l’ARENH (42 €/MWh) ou un prix futur à déterminer par consensus ? Comment va évoluer le prix du marché de gros de l’électricité ? Nul ne peut le dire avec précision. Quel « coût évité » pour le fonctionnement ? Faut-il retenir le « coût cash » annoncé par EDF (33 €/MWh), en sachant que ce coût comprend déjà le coût du grand carénage prévu par l’opérateur ? Quel niveau retenir pour ce « coût évité » lié à la prolongation de la durée de fonctionnement de cette centrale si on ne retient pas le « coût cash » ? Faut-il retenir le chiffre de 45 milliards annoncé par EDF et le diviser par 58 pour obtenir un coût par réacteur (un peu moins de 800 millions d’euros par réacteur)? Là encore certains contestent les chiffres annoncés. Il faudra indemniser EDF mais aussi le groupe allemand EnBW qui détient 17,5% de la production de la centrale et le consortium suisse CNP qui regroupe Alpiq, Axpo et BKW, et qui détient 15% de la production.
Mais le vrai défi pour les pouvoirs publics sera celui de l’emploi et du manque à gagner pour les collectivités locales qui perçoivent des recettes fiscales liées à l’activité de la centrale. L’inquiétude ne porte pas principalement sur l’emploi des salariés de la centrale (environ 800), qui disposent d’un statut protecteur pour la plupart et qui pourront être affectés sur d’autres sites. Elle porte avant tout sur l’emploi des sous-traitants (emplois indirects) et sur les emplois induits, c’est-à-dire les emplois des entreprises ou commerces qui vivent de la présence de cette centrale (environ 1 200 au total).
La « régression » des charbonnages opérée en France entre 1960 (date du discours de Jean-Marcel Jeanneney annonçant devant le Sénat la fermeture programmée des mines de charbon) et 2004 (date de la fermeture de la Houve, dernière mine de charbon encore en activité(2)) a montré qu’il n’était pas facile de créer ex nihilo de nouvelles activités sur un site industriel que l’on ferme, d’autant que, dans le cas du charbon, la régression concomitante du textile a compliqué les choses. On peut espérer que, dans le cas de Fessenheim, d’autres activités énergétiques (notamment dans les renouvelables) pourront prendre le relais mais sans doute pas au même niveau.
Les retombées fiscales de Fessenheim sont également loin d’être négligeables pour les collectivités locales de la région : près de 48 millions d’euros chaque année. Il faudra trouver des compensations, ce qui n’est pas facile non plus.
Au-delà de Fessenheim… la PPE
La fermeture de Fessenheim s’inscrit dans un contexte plus général qui est celui de la PPE (programmation pluriannuelle de l’énergie) dont les travaux de révision ont commencé en 2018, lesquels vont devoir aborder plusieurs questions stratégiques qui sont autant d’incertitudes : l’évolution de la demande d’électricité en France, celle du prix du pétrole et par ricochet du prix du gaz, l’évolution attendue de la taxe carbone, le devenir de la filière EPR, celui de la filière « Génération IV » et bien sûr les perspectives pour le cycle du combustible nucléaire (cycle ouvert ou fermé).
Selon les cas, la part du nucléaire dans la production d’électricité devrait s’établir entre 46 et 56% à cet horizon 2035.
La part du nucléaire demain sera sensible à l’évolution observée de la demande d’électricité. Le gestionnaire du réseau de transport (RTE) a élaboré plusieurs scénarios et, selon les cas, la demande d’électricité devrait rester stable ou chuter de 20% à l’horizon 2035. La pénétration du véhicule électrique et le développement de nouveaux usages électriques (objets connectés) sera compensée, voire plus que compensée, par les mesures d’efficacité énergétique. Un scénario d’augmentation de la demande ne fait pas partie des hypothèses (ce que certains trouveront discutable). Dès lors, selon les cas, la part du nucléaire dans la production d’électricité devrait s’établir entre 46 et 56% à cet horizon 2035.
Une augmentation sensible du prix du CO2 sur le marché européen des quotas (ETS) devrait accélérer la fermeture des centrales à charbon, partout en Europe et notamment en Allemagne, et cela pourrait justifier de maintenir en activité davantage de centrales nucléaires françaises à des fins d’exportation. De même une augmentation du prix du pétrole, donc du prix du gaz qui lui est partiellement corrélé, incitera à ne pas fermer trop vite ou à prolonger les centrales nucléaires. A l’inverse, une chute des prix du gaz, grâce aux importations de GNL américain et à une « guerre des prix » entre fournisseurs russes et américains, aura tendance à accélérer la fermeture des réacteurs nucléaires car l’électricité thermique produite dans les centrales à gaz à cycle combiné redeviendrait très compétitive, comme on le constate aujourd’hui aux États-Unis. Mais cette chute des prix du pétrole et du gaz n’aura pas le même impact si, dans un tel contexte, les États européens optent pour un prix élevé du carbone, notamment en réformant profondément le marché ETS via le mécanisme dit de « réserve de stabilité ».
La construction de nouveaux réacteurs nucléaires du type EPR « nouveau » est aussi une solution envisageable pour remplacer demain les réacteurs dont on ne veut pas prolonger la durée de fonctionnement. Ce serait une façon pour la France de conquérir de nouveaux marchés, en Asie notamment. Il suffit de regarder le programme ambitieux de construction de réacteurs de 3e génération en Chine(3)...
Quid de la Génération IV et du cycle du combustible ?
A plus long terme, c’est le devenir du projet Astrid (réacteur de génération IV) qui est en jeu et indirectement celui du cycle du combustible. Le retraitement-recyclage des déchets (cycle fermé) à l’usine de La Hague n’a de sens à long terme que si le plutonium récupéré n’est pas un déchet mais devient un combustible comme avec le MOX, et c’est l’intérêt d’Astrid qui peut valoriser ce sous-produit. D’autant que ces réacteurs nouveaux peuvent aussi fonctionner en mode « sous-générateur » et épuiser ainsi le stock de plutonium accumulé lorsque l’on décidera de les arrêter. A défaut il faut choisir le « cycle ouvert » et stocker en l’état les déchets produits.
Derrière la fermeture de Fessenheim, c’est plus fondamentalement le choix du nucléaire futur qui se discute aujourd’hui…
Certes la mise au point de ce prototype de 4e génération est d’une urgence moindre si l’on choisit de construire des réacteurs de 3e génération de type EPR « nouveau », comme semble d’ailleurs le préférer EDF. Mais certains pays ont d’ambitieux projets de développement de la génération IV (Russie, Chine) et il serait souhaitable que la France ne reste pas en dehors de la compétition, d’autant que de nouveaux accords de coopération ont été conclus récemment avec la Russie dans ce domaine.
Comme on le voit, derrière la fermeture de Fessenheim, c’est plus fondamentalement le choix du nucléaire futur qui se discute aujourd’hui et la lancinante question sur le nombre de réacteurs à fermer, à prolonger ou à construire n’a pas fini d’occuper le débat public dans un contexte où les risques environnementaux sont au cœur des inquiétudes des citoyens. Certains voudraient voir dans la fermeture de Fessenheim les prémices de l’abandon du nucléaire en France tandis que d’autres y voient une opportunité pour stabiliser sur le long terme la place de ce nucléaire.
Sources / Notes
- « Coût moyen pondéré du capital » (CMPC) en français.
- Il a fallu 40 ans pour réaliser totalement la « régression » du charbon en France; se reporter à l’ouvrage de Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois « Transition(s) électrique(s); ce que l’Europe et le marché n’ont pas su vous dire» (Éditions Odile Jacob, 2017).
- La Chine exploite actuellement 38 réacteurs et 19 sont en construction, ce qui fera demain un parc de 57 réacteurs (soit une tranche de moins que le parc français) ; mais les ambitions de la Chine sont de porter la puissance nucléaire installée à 130 GW en 2030. Le marché potentiel est donc énorme. Certes ces réacteurs seront de plus en plus de conception chinoise mais les opérateurs français demeurent encore bien positionnés, que ce soit dans la construction des centrales (avec EDF-Framatome) ou dans le cycle du combustible (avec Orano, ex New Areva). D’autant que la Chine veut se positionner aussi sur le retraitement-recyclage des déchets et elle compte sur la collaboration des opérateurs français.
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