La stratégie iranienne des États-Unis : que faire maintenant que Téhéran refuse de céder à la « pression maximale » ?

Thierry Coville - IRIS

Chercheur à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques)
Professeur à Novancia

Les attaques de deux tankers dans la mer d’Oman début juin 2019 ont très clairement conduit à une montée des tensions entre les États-Unis et l’Iran puisque le gouvernement de Donald Trump a immédiatement accusé l’Iran d’être à l’origine de cette attaque. Quelques jours après, les autorités iraniennes, qui ont nié toute implication dans ces attaques, ont annoncé qu’elles allaient fin juin 2019 augmenter leurs réserves d’uranium enrichi au-delà de la limite prévue par l’accord de 2015 et accroître le taux d’enrichissement de l’uranium de 3,67% à - dans un premier temps - 3,7% début juillet, si les pays européens ne prenaient aucune mesure pour rétablir leurs échanges commerciaux avec l’Iran d’ici là. Tous ces événements ont naturellement conduit à accroître les craintes d’un affrontement militaire entre l’Iran et les États-Unis. Rappelons ici le contexte historique et économique qui a conduit à la situation actuelle.

En mai 2018, le président américain prend la décision de retirer les États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien de juillet 2015. Cet accord signé entre les 5 membres du Conseil de sécurité des Nations unies, l’Union européenne, l’Allemagne et l’Iran impliquait que Téhéran prenne un certain nombre de mesures pour donner toutes les garanties que son programme nucléaire aurait un objectif « civil » (produire de l’électricité grâce à des réacteurs nucléaires) et non militaire (fabriquer une bombe nucléaire). En échange, les sanctions économiques bilatérales (prises notamment par l’Union européenne et les États-Unis) et multilatérales (prises par les Nations unies) à cause des inquiétudes nées du développement de ce programme nucléaire, devaient être levées. Les engagements de l’Iran par rapport à son programme nucléaire devaient être vérifiés par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) qui dépend des Nations unies. Par ailleurs, cet accord de juillet 2015 a été par la suite approuvé par une résolution des Nations unies.

La levée de l’embargo pétrolier a permis à l’Iran d’accroître ses exportations pétrolières qui ont progressé de 2,8 Mb/j en 2015 à 3,8 Mb/j en 2017.

Les premiers rapports de l’AIEA confirmant que l’Iran était fidèle à ses engagements, les sanctions évoquées plus haut ont été levées début 2016. La levée de ces sanctions a eu un effet positif sur l’économie iranienne. La levée de l’embargo pétrolier a permis à l’Iran d’accroître ses exportations pétrolières qui ont progressé de 2,8 millions de barils par jour (Mb/j) en 2015 à 3,8 Mb/j en 2017(1). D’autre part, les importations de l’Iran en provenance de l’Union européenne ont connu une croissance en 2016 et 2017 de respectivement 28% et 33%(2). L’accroissement des revenus pétroliers (qui représentent près de 80% des exportations et 40% des recettes de l’État iranien) a eu naturellement un impact macroéconomique positif. De même, la hausse des importations (notamment de biens d’équipement ou intermédiaires) en provenance de l’UE a permis de relancer la production. La croissance économique en Iran a atteint 12,5% en 2016 et 3,7% en 2017 (après -1,6 % en 2015). Enfin, l’Iran commençait à s’ouvrir aux investissements étrangers : les flux d’investissements étrangers ont atteint 5 milliards de dollars en 2017 contre 2 milliards de dollars en 2015(3).

Pourtant, la perception générale en Iran était que les bénéfices économiques de l’accord étaient en deçà des espérances. Cela s’expliquait par le fait que la reprise de la croissance pendant deux ans ne suffisait pas à diminuer les fortes tensions sociales que connaît l’Iran depuis quelques années avec un chômage très élevé, notamment chez les jeunes diplômés (l’évolution démographique conduisant à une progression moyenne de 900 000 nouveaux diplômés chaque année). Par ailleurs, les échanges avec le reste du monde et les possibilités d’accueillir les investissements étrangers restaient limités par le fait qu’aucune grande banque européenne n’était prête à travailler avec l’Iran à cause des sanctions américaines (non liées au nucléaire iranien(4))et donc le risque d’une amende substantielle et d’une suppression de l’autorisation à travailler aux États-Unis. 

Pour Donald Trump, revenir sur cet accord constitue une occasion de remettre en cause le principal acquis de la politique étrangère d’Obama.

En mai 2018, Donald Trump décide que les États-Unis doivent sortir de l’accord sur le nucléaire iranien. Pourtant, tous les rapports de l’AIEA indiquent à l’époque que l’Iran respecte scrupuleusement l’accord. En fait, le président américain à travers cette décision suit plusieurs objectifs. Il sait qu’une telle décision va lui attirer un soutien quasi-automatique du Parti républicain qui n’a jamais accepté l’accord de 2015 et voit toujours dans la République islamique d’Iran (RII) un « ennemi de 40 ans », qui a notamment humilié les États-Unis avec l’affaire des otages américains en 1979-1981 et doit être puni pour cela. Pour Donald Trump, revenir sur cet accord constitue par ailleurs une occasion de remettre en cause le principal acquis de la politique étrangère d’Obama. Enfin, on sait qu’il y a eu un lobbying intense depuis l’élection du président américain, du prince Mohamed Ben Salman, prince héritier de l’Arabie saoudite, de Mohamed Ben Zayed, le ministre de la défense des Émirats arabes unis, et de Benjamin Netanyaou, le premier ministre israélien, qui veulent affaiblir l’Iran en poussant les États-Unis à sortir de cet accord.

Les États-Unis décident donc de réimposer toutes les sanctions précédemment levées. De plus, ils imposent un véritable chantage à l’ensemble des compagnies étrangères non américaines travaillant avec l’Iran (« si vous continuez de travailler avec l’Iran, vous n’aurez plus accès au marché américain »). En fait, la stratégie américaine est d’appliquer une « pression maximale » sur la RII pour la forcer à négocier sur 12 points énoncés par le secrétaire d’État, Mike Pompeo, qui incluent une renégociation de l’accord sur le nucléaire avec des conditions encore plus strictes (avec notamment la fin pour l’Iran du droit d’enrichir de l’uranium), le fin de son programme balistique, la fin de sa présence en Syrie, la fin du soutien au Hezbollah au Liban, l'arrêt de toute intervention dans les affaires intérieures de l’Irak, etc.

La stratégie américaine est claire : ou l’Iran accepte de négocier sur ces douze points, ou les difficultés économiques et sociales en Iran, du fait du retour des sanctions américaines, vont atteindre un niveau insoutenable. Sans le dire officiellement, les États-Unis espèrent alors que ces difficultés économiques pousseront la population dans la rue, ce qui conduira à un « changement de régime ». On peut soupçonner à ce propos que le président américain a, durant cette épisode, écouté des conseillers qui lui ont « vendu » l'idée selon laquelle, comme le démontrait les protestations en Iran fin 2017, il suffisait d’appliquer des sanctions économiques fortes pour faire « tomber » le régime…

Le retour des sanctions américaines conduit alors à une très nette détérioration de la situation économique en Iran. Face au « chantage » américain, toutes les grandes entreprises européennes (Peugeot, Total, etc.) quittent le marché iranien. De nombreux raffineurs à travers le monde arrêtent d’acheter du pétrole iranien : les exportations de pétrole de l’Iran reculent de 2,3 Mb/j en juin 2018 à 1,1 Mb/j en avril 2019. D’après le FMI, la croissance en Iran passe de + 3,7 % en 2017 à - 3,9 % en 2018, l’inflation accélère de 9,6% en 2017 à 31,2% en 2018. La monnaie iranienne sur le marché noir perd 50% de sa valeur par rapport au dollar entre juin 2018 et juin 2019.

Pourtant, en dépit de ces difficultés économiques, l’Iran refuse toujours de négocier avec les Américains sur les 12 points évoqués plus haut. Les États-Unis décident donc d’accroître leur pression économique en annonçant un arrêt dès juin 2019 des exemptions accordées à 7 pays pour des achats de pétrole iranien et en imposant des sanctions sur un grand nombre d’entreprises du secteur pétrochimique iranien. Parallèlement, le gouvernement américain décide de mettre les Pasdaran, qui sont une composante de l’armée iranienne, sur la liste des organisations terroristes. Dans ces conditions, la crise va se poursuivre. Les exportations pétrolières ont encore reculé de 1,1 Mb/j en avril 2019 à 0,9 Mb/j en mai 2019. Il semblerait que seule la Chine va continuer à acheter du pétrole iranien. 

Les dirigeants iraniens savent que le pays va traverser une crise économique grave. L’idée est de tenir, avec l’aide de la Chine.

Le FMI prévoit que la récession va s’accroître en Iran cette année avec une croissance à - 6% et que l’inflation va s’accélérer et atteindre 37,2 %. D’après les sources iraniennes, on compterait maintenant 40% de la population en dessous du seuil de pauvreté et on constate également des pénuries de médicaments. Cependant, contrairement à ce que croyaient les dirigeants américains, on n’assiste pas à des manifestations de masse en Iran mais plutôt à des revendications catégorielles. En fait, les Iraniens ont, pour des raisons historiques, une grande capacité de résilience face aux difficultés du quotidien. La classe moyenne urbaine éduquée, même s’il est très déçue par Rohani, ne croit pas dans l’action violente et ne veut pas que l’Iran sombre dans le chaos comme en Irak ou en Syrie. Enfin, il ne faut pas sous-estimer l’antiaméricanisme qui est en train de monter en Iran chez les partisans des « durs » (au moins 40% de la population avait voté pour Ebrahim Raïssi, l’adversaire radical de Rohani lors des élections présidentielles en Iran en 2017). 

Par ailleurs, le gouvernement iranien peut toujours prendre des mesures macroéconomiques pour faire face aux sanctions. Sur le plan budgétaire, il existe des possibles marges de manœuvre : le gouvernement pourrait décider de réduire fortement les subventions en liquide(5) mises en place en 2010 pour les réserver aux plus pauvres. L’Iran dispose par ailleurs de près de 100 milliards de dollars de réserves de change qu’il compte utiliser prudemment et a une faible dette extérieure (9% du PIB). Le pays essaie également de développer ses exportations pétrolières dans la région (Afghanistan, Irak, Qatar, etc.) où les sanctions américaines sont plus difficiles à appliquer. Dans tous les cas, les dirigeants iraniens savent que le pays va traverser une crise économique grave. L’idée est de tenir, avec l’aide de la Chine.

En fait, plus précisément, entre mai 2018 et mai 2019, la RII a décidé d’adopter une politique de « patience stratégique ». C’est-à-dire, que l’Iran, durant cette période, va continuer de respecter l’accord de 2015 (comme cela est certifié régulièrement par les rapports de l’AIEA) et de refuser de négocier avec les États-Unis. Parallèlement, durant toute cette période, les Iraniens vont discuter régulièrement avec les dirigeants européens pour leur rappeler deux choses : 

  1. L’accord de 2015 impliquait pour l’Iran des bénéfices économiques en échange d’une limitation de leur programme nucléaire.
  2. Compte tenu de la réimposition des sanctions américaines, il faut que les Européens agissent pour maintenir leurs relations économiques avec l’Iran et éviter un accroissement des difficultés économiques dans ce pays. 

Ces discussions sont d’autant plus importantes pour les Iraniens qu’ils notent que le recul de leurs exportations de pétrole s’explique en grande partie par un arrêt des achats européens. Durant toute cette période, les Européens demandent aux Iraniens de rester patients, de respecter l’accord et promettent la mise en place d’un mécanisme de troc pour continuer de commercer avec l’Iran en dépit des sanctions américaines. Il est vrai qu’il est très compliqué pour les Européens de protéger leurs entreprises du caractère extraterritorial des sanctions américaines. On note quand même une certaine inertie du Vieux continent puisque le mécanisme de troc, qui devrait s’appeler Instex, tarde à être opérationnel. D’autre part, on sent chez les Européens une difficulté à s’opposer frontalement aux États-Unis sur ce dossier dans une situation, il est vrai, historiquement nouvelle pour l’Europe. Enfin, les dirigeants européens ont peut-être également eu le sentiment que les Iraniens n’avaient, dans tous les cas, aucun choix et qu’ils devaient rester dans l’accord, sous peine de faire face à de nouvelles sanctions des Nations unies et de l’UE.

En mai 2019, un an après la sortie des États-Unis de l’accord, l'Iran décide de mettre fin à sa stratégie de « patience stratégique ».

Cependant, en Iran, du fait la crise économique qui se propage, la scène politique intérieure évolue. Les « modérés », avec à leur tête le président Rohani, qui avaient défendu cet accord, voient leur popularité s’effondrer du fait des tensions sociales croissantes. En face, les radicaux qui étaient dès le début contre cet accord - un « piège » tendu par les Américains selon eux - tirent à boulets rouges contre la diplomatie « naïve » du président Rohani et son ministre des affaires étrangères, Mohamad Javad Zarif. 

En mai 2019, un an après la sortie des États-Unis de l’accord, la RII décide de mettre fin à sa stratégie de « patience stratégique ». La nouvelle stratégie iranienne est de démontrer que les autres pays toujours signataires de l’accord de 2015 pourraient subir un « coût » s’ils continuent à être passifs face aux sanctions américaines. L’objectif est donc de procéder tous les deux mois à des mesures visant à sortir graduellement de l’accord de 2015. Les Iraniens arrêteront ce processus s’ils constatent une amélioration de leur situation économique. Evidemment, cette stratégie a avant tout pour objectif de mettre les Européens face à leurs responsabilités pour que ces derniers développent leurs échanges économiques avec l’Iran.

En fait, on se rend compte que la stratégie américaine conduit à une impasse. L’Iran refuse de négocier sur ces 12 points. Les tensions se sont donc accrues entre l’Iran et les États-Unis depuis l’annonce début mai 2019 de ce plan iranien d’une sortie graduelle de l’accord et des attentats contre deux pétroliers situés dans un port des Émirats arabes unis (EAU). L’Arabie saoudite et les EAU ont accusé l’Iran mais Téhéran a nié toute implication. Donald Trump sentant sans doute qu’il fallait réduire les tensions a alors proposé aux Iraniens de commencer des négociations directes sans évoquer les 12 conditions énoncées précédemment par son secrétaire d’État. Il a également confié au premier ministre japonais, Shinzo Abe, le soin de porter un message d’offre de « négociations sincères » aux dirigeants iraniens. On connait la suite.

Le contexte politique en Iran, avec la montée en puissance des radicaux, rend toute négociation directe avec les États-Unis quasiment impossible.

Le Guide Ali Khameini a opposé une fin de non-recevoir à cette offre et, pendant cette visite, deux tankers (dont un japonais) ont été attaqués dans le golfe Persique. En fait, le contexte politique en Iran, avec la montée en puissance des radicaux, rend toute négociation directe avec les États-Unis quasiment impossible. Il ne faut pas oublier que dans le système politique iranien, le Guide qui a le dernier mot pour toutes les grandes décisions, a également un rôle d’arbitre entre toutes les composantes et qu’il doit donc prendre en compte ce poids croissant des « durs ». En outre, le Guide, qui est lui-même proche des « radicaux », estime qu’il a déjà essayé une fois de négocier avec les américains en 2015 et qu’il a vu le résultat… 

Enfin, on peut penser que les dirigeants iraniens estiment qu’ils n’ont aucun intérêt à négocier maintenant avec les États-Unis alors qu’ils sont en position de faiblesse. La position officielle de l’Iran est que des discussions sont possibles avec les États-Unis si ces derniers reviennent dans l’accord. Et on peut penser que les Iraniens vont rester sur cette position, au moins jusqu’aux prochaines élections présidentielles américaines en 2020.

Au total, la stratégie américaine de sortie de l’accord de 2015 et de « pression maximale » sur l’Iran n’a donné aucun résultat puisque l’Iran refuse de négocier. Par contre, cette stratégie a abouti comme les derniers événements l’ont démontré, à une montée des tensions dans la région. Ni les États-Unis, ni l’Iran ne veulent la guerre. Mais on sait qu’il y dans l’entourage de Donald Trump des éléments comme le secrétaire d’État Mike Pompeo, et surtout le chef du Conseil national de sécurité, John Bolton, qui souhaitent un changement de régime en Iran et verraient la guerre comme une solution pour se débarrasser de la RII.

Dans ces conditions, un incident ou un mauvais calcul d’un des deux protagonistes, pourrait conduire à un enchaînement dangereux. Or, un acteur qui a la possibilité de véritablement réduire ces tensions est évidemment l’Europe. Il faudrait pour cela que les dirigeants européens démontrent, au-delà de tous les obstacles juridiques et techniques qui empêchent leurs entreprises de commercer avec l’Iran, une véritable volonté politique de sauver l’accord de 2015.

Sources / Notes

  1. Sanctions bilatérales prises par les États-Unis depuis la révolution de 1979, notamment à cause du manque de respect des droits de l'homme en Iran ou à cause du soutien à des groupes considérés comme terroristes par les États-Unis comme le Hezbollah au Liban.
  2. Source : OPEP.
  3. Source : Iran Trade Promotion Organization.
  4. Source : World Investment report 2019.
  5. Versements sur les comptes bancaires de toute la population pour compenser la suppression en 2010 de subventions sur l'énergie .

Les autres articles de Thierry Coville

Ajouter un commentaire

Sur le même sujet