Les infortunes de l'exploitation pétrolière en Ouganda : retards, impacts humains et environnementaux

  • AFP
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Quand des gisements de brut exploitables furent découverts en 2006 dans la région du lac Albert, l'Ouganda se mit à s'imaginer en nouvel eldorado pétrolier. Mais 14 ans plus tard, le mirage s'est estompé, et il attend toujours d'extraire ses premières gouttes d'or noir.

Cette trouvaille avait suscité un fol espoir dans un pays où 21% de la population vit dans une pauvreté extrême. L'État ougandais voyait là la perspective de gagner au moins 1,5 milliard de dollars par an et de faire passer son PIB par habitant de 630 à plus de 1000 dollars.

Mais pour sa première expérience pétrolière, l'Ouganda a accumulé les déconvenues. L'inflexibilité du président Yoweri Museveni, au pouvoir depuis 1986, l'a englué dans des discussions commerciales et fiscales sans fin avec les compagnies pétrolières. Et avec les polémiques sur les risques environnementaux et le sort des populations expropriées, l'optimisme initial s'est doublé pour beaucoup d'Ougandais d'une certaine perplexité.

Eve Kyasimire, une institutrice de 40 ans, continue pourtant à croire au miracle pétrolier. Autrefois hameau reclus situé à quelques encablures du lac Albert, son village de Buliisa a été profondément transformé depuis 2006. Il est désormais raccordé au reste du pays par l'une des "routes du pétrole" tout juste sorties de terre qui lacèrent la côte est du lac. La route reste à bitumer, mais l'électricité est arrivée, les commerces se sont multipliés et une station Total a fait son apparition. "Depuis que le business du pétrole a commencé à Buliisa, il a créé beaucoup de développement", affirme Eve Kyasimire à l'AFP. "Les investisseurs sont arrivés (...) Les infrastructures, le logement, le système d'alimentation en eau, le niveau de vie se sont améliorés".

Mais hormis ces routes destinées à désenclaver une région longtemps isolée, rien ou presque n'atteste de la présence du pétrole dans cette plaine côtière posée au pied d'un escarpement rocailleux. Les puits creusés durant la phase d'exploration restent invisibles, les activités d'ingénierie sont au point mort depuis des mois et aucune des infrastructures liées à l'extraction, au raffinage et au transport du pétrole n'a commencé à être construite.

Des compagnies financières frustrées

Sous les eaux et sur les rives du lac Albert, barrière naturelle de 160 km de long séparant l'Ouganda de la République démocratique du Congo (RDC) et où coule le Nil blanc, reposent l'équivalent de 6,5 milliards de barils de brut, dont environ 1,4 milliard récupérables dans l'état actuel des découvertes.

L'Ouganda dispose des 4e réserves de pétrole d'Afrique subsaharienne. Elles devraient durer entre 25 et 30 ans avec un pic de production estimé à 230 000 barils par jour.

Buliisa, au nord-est du lac, est situé au cœur du projet "Tilenga", mené par Total et censé produire 190 000 barils par jour. Le groupe français envisage de forer là plus de 400 puits reliés par un réseau de pipelines, dont une partie dans le parc national des Murchison Falls. Les compagnies chinoise CNOOC et britannique Tullow sont impliquées à part égale avec Total dans "Tilenga", et dans le projet "Kingfisher" (40 000 barils par jour), géré par CNOOC, au sud-est du lac. Un troisième projet, l'EACOP (East African Crude Oil Pipeline) auquel sont associés les gouvernements ougandais et tanzanien, prévoit la construction d'un oléoduc de 1 443 km de long (dont 296 km en Ouganda) pour exporter le brut jusqu'au port de Tanga en Tanzanie.

Les compagnies pétrolières masquent difficilement leur frustration, après avoir investi plus de 3 milliards de dollars sur la décennie écoulée. "Effectivement, quand on découvre des réserves, on espère mettre en production 7 à 10 ans après (...) Donc on a quand même accumulé un certain nombre de retards", constate Pierre Jessua, directeur général d'E&P Total Uganda, filiale de Total.

L'Ouganda a mis du temps à acquérir une expertise technique, à se doter de réglementations adaptées et à choisir l'itinéraire de l'oléoduc. Le Kenya avait d'abord été pressenti avant que la Tanzanie ne soit choisie en 2016. Depuis, les divers partenaires peinent à négocier les accords commerciaux préalables à la Décision finale d'investissement (FID). Dernier exemple en date, l'échec en août 2019 de la cession d'une partie des parts de Tullow, qui a besoin d'éponger sa dette, à Total et CNOOC.

« Prudent sur le calendrier »

L'accord a achoppé sur le refus de Tullow de payer une taxe sur la plus-value à la revente de ses titres et sur la volonté de Total et CNOOC, qui auraient porté leurs parts à 44,1%, de déduire fiscalement les actifs récupérés.

Lassé d'investir sans rien voir venir, et en attendant un nouvel accord, Total a décidé de geler toutes ses activités techniques sur le terrain. "Les projets sont techniquement prêts, mais certaines des discussions commerciales se poursuivent", observe Gloria Sebikari, une responsable de l'Autorité pétrolière d'Ouganda. "Mais nous restons plein d'espoir, car c'est un projet qui a été approuvé depuis 30 ans".

L'Ouganda table maintenant sur une Décision finale d'investissement en 2020 et un début de production en 2023. Entre les deux, il faut normalement entre trois et quatre ans, le temps de construire les infrastructures nécessaires. "Il y a un vrai souhait, un vrai engagement des deux parties. Je suis assez optimiste dans la réalisation de ces discussions. Maintenant, sur le calendrier, je crois qu'il faut être prudent", souligne toutefois M. Jessua.

Ces projets ont aussi souffert de controverses sur le dédommagement des populations expropriées. Dans le canton de Kabaale, à environ 150 km au sud de Buliisa, quelque 7 000 personnes ont dû abandonner leurs terres pour faire place au pipeline EACOP, une raffinerie et un aéroport international. Seul chantier déjà lancé, cet aéroport doit ouvrir en février 2023.

Expropriées en 2012, 83 familles ont opté pour une compensation en nature ("terre contre terre"), plutôt qu'en argent. Seules 46 ont été relogées dans des petites maisons aux teintes pastel disposées en bloc. Mais elles ont pour cela dû attendre janvier 2018 et ne sont toujours pas propriétaires des terres que l'État leur a données.

Des compensations insuffisantes

"Jusqu'à présent, ces terres ne nous appartiennent pas légalement", regrette Innocent Tumwebaze, 30 ans. "Nous les cultivons, mais nous avons peur. Car à tout moment, vous ne savez pas ce qui peut arriver. C'est comme si nous squattions cette terre".

Le village de Kasenyi, près de Buliisa, est le site d'une usine que Total doit construire pour traiter le pétrole avant qu'il ne soit envoyé par pipeline vers la raffinerie de Kabaale.

Des ONG ont accusé Total et son sous-traitant Atacama Consulting, lié à la famille du président Museveni, d'avoir dépossédé de leurs terres en 2017 ses quelque 600 habitants en leur offrant des compensations tardives et insuffisantes. Total récuse ces allégations et affirme avoir respecté les "standards nationaux et internationaux", en "limitant les relocalisations et en accompagnant les personnes concernées". D'autres plans de relocalisation sont en cours sur d'autres sites.

Mpangire Blasio Korokoni, 58 ans, et ses proches figurent parmi les 13 familles de Kasenyi à avoir refusé toute compensation. Il réclamait 15 millions de shillings ougandais (3 600 euros) par acre (environ 40 ares), quand on ne lui en proposait que 3,5. Il dit avoir été intimidé et menacé d'arrestation par des membres des forces de sécurité ougandaises. Il vit désormais à Buliisa de petits boulots, après avoir tout perdu. Sa famille a été dispersée et il pleure le sens perdu "de la communion, de la vie en communauté". "Nous pensions que le pétrole améliorerait notre vie", dit-il. Mais "au lieu d'être une bénédiction pour nous, c'est comme si c'était une malédiction".

Accusant Total de ne pas prendre en compte l'impact de ses activités sur les populations locales et l'environnement, six ONG ougandaises et françaises (les Amis de la Terre France, Survie, Afiego, Cred, Nape et Navoda) ont intenté en France une action en justice, la première basée sur la loi française relative au "devoir de vigilance" des multinationales. Mais le tribunal judiciaire de Nanterre, près de Paris, s'est déclaré incompétent le 30 janvier et a renvoyé l'affaire devant le tribunal de commerce.

Inquiétudes pour la biodiversité

Les ONG s'inquiétaient aussi des conséquences écologiques de ces projets pétroliers car plus de 50% des espèces d'oiseaux et 39% des espèces de mammifères vivant sur le continent africain sont représentées dans le bassin du lac Albert.

Le parc des Murchison Falls est traversé par le Nil Victoria, sous lequel passera un pipeline, et inclut un système de zones humides d'importance internationale classifié Ramsar. L'EACOP passera pour sa part sous terre au travers de plus de 200 zones humides en Ouganda. Tous ces projets, "cela veut dire que vous allez détruire beaucoup de biodiversité, beaucoup de zones humides, beaucoup de forêts (...) Tout ça, c'est l'impact que nous n'avons pas encore vu", met en garde Frank Muramuzi, directeur exécutif de l'ONG Nape.

Le pays a mis en place "les garde-fous et les systèmes adaptés pour ne pas compromettre (son) intégrité environnementale" et ses partenaires "sont à l'écoute" et conscients de la fragilité de cet écosystème, répond Isaac Ntujju, haut responsable à l'Autorité nationale de gestion de l'environnement.

Le gouvernement doit annoncer prochainement à qui il cédera cinq blocs pétroliers qui ne sont encore pas couverts par un permis d'exploitation. Parmi eux, figure le bloc Ngaji, qui mord sur le parc Queen Elizabeth (sud-ouest), classé réserve de biosphère de l'Unesco.

Longtemps le président Museveni a tiré profit politiquement des promesses liées au pétrole. La perspective de l'élection présidentielle de 2021 pourrait l'inciter à accélérer le rythme. L'Ouganda compte sur le pétrole pour rembourser une dette publique qui équivalait à 42% du PIB en 2018 (11 milliards de dollars) et pourrait atteindre les 50% dès 2021. Mais il faudrait pour cela en finir avec les retards car la Banque d'Ouganda elle-même a mis en garde contre le risque que le pétrole n'arrive trop tard pour faire face à cette dette.

Afrique de l'Est
« Quatre pays d'Afrique de l'Est sont désormais certains de produire du pétrole (Ouganda-Kenya) ou du gaz (Mozambique-Tanzanie) à plus ou moins brève échéance » mais ils restent confrontés à de nombreux défis selon Benjamin Augé, chercheur associé aux centres Énergie et Afrique subsaharienne de l’Ifri. (©Connaissance des Énergies, d'après données de Benjamin Augé)

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