Interview : état des lieux 30 ans après l’accident de Tchernobyl

parue le
Christian de la Vaissière

Christian de la Vaissière est ancien directeur de recherches au CNRS/IN2P3 (Institut national de physique nucléaire et de physique des particules). (©photo)  

La catastrophe de Tchernobyl est l’accident le plus grave de l’histoire de l'électronucléaire (classé au niveau 7 sur l’échelle INES). Il a débuté il y a 30 ans, le 26 avril 1986, et a eu de lourdes conséquences humaines, environnementales et économiques à court et long termes. Une gigantesque arche doit être posée d’ici à 2017 sur le réacteur 4 de cette centrale d’où s’était échappé le « panache radioactif ».

Nous avons interrogé sur ce sujet Christian de la Vaissière, physicien spécialiste de cet accident et ancien directeur de recherches au CNRS/IN2P3 (Institut national de physique nucléaire et de physique des particules). 

1) Est-ce que l’accident de Tchernobyl était « prévisible » et en quoi se distingue-t-il des autres accidents nucléaires ?

Il s’agit de l’unique accident nucléaire dû à une perte de contrôle des réactions de fissions en chaîne, contrairement aux accidents de Three Mile Island (1979) et de Fukushima Daiichi (2011) qui sont dus à des problèmes de refroidissement. Les opérateurs devaient faire des essais à faible puissance sur le réacteur numéro 4, instable à ce niveau. Il appartenait à la filière soviétique des réacteurs RBMK utilisant de l’uranium moyennement enrichi comme combustible et modérés au graphique (qui présente l’inconvénient de brûler).

Ce réacteur était « robuste » et pouvait ne jamais être arrêté contrairement aux réacteurs occidentaux où le combustible était déchargé par tiers tous les ans. Il était en revanche seulement couvert par une grande dalle. Il y avait bien un grand hall au-dessus mais pas d’enceinte de confinement.

Si les opérateurs n’avaient pas désactivé tous les dispositifs de sûreté, il n’y aurait jamais eu l'accident de Tchernobyl.

Lors des essais sur le réacteur 4 de Tchernobyl, les opérateurs ont supprimé tous les dispositifs de sûreté permettant d’arrêter ce réacteur. Ce dernier s’est emballé et une violente explosion a soulevé la dalle le couvrant. L’énorme bloc de graphite a brûlé pendant 8 jours et contribué au nuage de Tchernobyl. Les pompiers ont eu énormément de mal à combattre à la fois la radioactivité et le feu. Si les opérateurs n’avaient pas désactivé tous les dispositifs de sûreté, il n’y aurait jamais eu cet accident même si le réacteur n’était pas un modèle de stabilité.

À Three Mile Island, les opérateurs ont été induits en erreur par un voyant indiquant le bon fonctionnement d’une vanne qui servait à véhiculer le liquide de refroidissement. Le cœur a commencé à fondre mais rien n’est pratiquement sorti. Cet accident a toutefois eu une grosse influence, le président Carter ayant alors évoqué la fin des réacteurs américains.  

Fukushima est dû à un événement naturel gigantesque mais aussi à des erreurs humaines et de stratégie. L’autorité de sûreté japonaise dépendait des industriels qui voulaient peu dépenser d’argent. Ils ont ainsi négligé d’installer des recombineurs d’hydrogène dans l’enceinte des réacteurs à eau bouillante qui étaient assez anciens et ils n’ont pas mis les installations de secours électriques à l’abri de l’eau.

En 1957, un accident un peu obscur avait déjà touché un site nucléaire en Union soviétique, près de Kychtym dans l’Oural. Cet accident a été couvert par le secret et cette habitude de secret s’est perpétué lors de l’accident de Tchernobyl, dont la nouvelle a été gardé secrète pendant plusieurs heures. Les populations aux alentours n’ont été évacuées que 36 heures après l’accident, et dans l’urgence.

2) Quel bilan humain peut-on tirer de cet accident, 30 ans après ?

Une très grande polémique a porté sur le nombre de cancers dus à l’accident de Tchernobyl. Lors du tremblement de terre qui a eu lieu en Equateur il y a quelques jours, le nombre de morts est tristement aisé à établir avec les corps retrouvés sous les décombres. Dans le cas de l’accident de Tchernobyl, les cancers se déclenchent chez les victimes 10 ou 20 ans plus tard et il difficile d’affirmer avec certitude leur origine. On est donc obligés de faire des calculs en se basant sur les données disponibles, par exemple sur les survivants d’Hiroshima et Nagasaki.

La probabilité d’avoir un cancer après avoir reçu une dose radioactive de 100 mSv est par exemple estimé à 0,5%. Près de 600 000 « liquidateurs » à Tchernobyl ont reçu cette dose, ce qui a conduit à évaluer à près de 3 000 le nombre de cancers parmi ces personnes. Mais il est dur de tirer des conclusions individuelles en raison de la sensibilité variable des personnes, d’autant plus que les personnes n’avaient alors pas de dosimètre. Les observateurs qui sont très opposés au nucléaire multiplient ces chiffres et ceux qui y sont très favorables les minimisent, ce qui aboutit à des fluctuations énormes du nombre de victimes, allant de quelques milliers à plus d’un million.

Les personnes vivant dans le périmètre d’exclusion de Tchernobyl (30 km) ont été évacuées très vite mais ont tout de même été exposés à des doses importantes. Il y a eu un effet très net, concernant les cancers de la thyroïde : ceux-ci sont très rares chez les jeunes et les enfants. Des éléments radioactifs, comme l’iode 131, déposés sur l’herbe ou les feuilles ont pu se fixer sur leurs thyroïdes lorsqu’ils mangeaient des légumes ou buvaient du lait et on a assisté à une épidémie de l’ordre de 7 000 à 8 000 cancers qui s’est déclarée près de 5 ans après l’accident. Beaucoup ont été traités en France et la plupart de ces cancers ont été guéris mais on n’ignore s’il n’y aura pas de récidives plus tard.

3) La zone d’exclusion autour de Tchernobyl est-elle encore fortement contaminée ?

Au bout d’un certain temps, le principal corps radioactif issu de l’accident est le césium 137. Il émet un rayon gamma très caractéristique et est facile à détecter. On dispose ainsi de cartes assez précises des dépôts de ce césium qui a diminué de moitié par rapport à 1986 (demi-vie de 30 ans). Il est rentré dans le sol dans lequel il s’enfonce très lentement. En matière d’exposition interne, c’est-à-dire quand on avale quelque chose de radioactif, le risque a énormément diminué. Si l’on se promène aujourd’hui dans une forêt de la zone d’exclusion, on peut toutefois passer dans des zones où le césium s’est davantage accumulé.

Un article récent du New York Times(1) indique que de nombreux bucherons vont couper du bois dans la zone illicite, les autorités fermant les yeux. National Geographic a par ailleurs fait état d’une faune assez florissante à proximité de la centrale : elle est confrontée à des radiations mais pas à d’autres menaces rencontrées ailleurs.

Les autorités ukrainiennes ne font pas grand-chose pour davantage décontaminer la zone d'exclusion proche de Tchernobyl : ils ont beaucoup décontaminé autour de la centrale et sur les routes mais ils laissent le temps faire là où il n’y a que de la forêt et des animaux. Au Japon, ils raclent le sol et essaient de faire revenir des personnes. Il est très difficile de décontaminer dans des forêts.

4) Quelles actions sont aujourd’hui prévues sur le réacteur 4 de Tchernobyl ?

Une arche doit venir coiffer le sarcophage actuel qui a été édifié à la hâte : du sable, du plomb et d’autres éléments avaient été versés après l’accident et la structure en béton alors construite dans des conditions extrêmement difficiles n’est pas forcément très solide bien qu’elle ne se soit pas écroulée depuis. A long terme, il est prévu de démolir ce sarcophage et surtout d’enlever le cœur du réacteur qui reste en dessous.

L’arche en cours d’assemblage (par la coentreprise Novarka réunissant les groupes français Vinci et Bouygues) doit peser 18 000 tonnes, mesurer 105 m de haut et 150 m de long avec une portée de plus de 250 m. Son assemblage a lieu à côté du réacteur et elle sera glissée sur des rails pour le coiffer en 2017. Les étapes suivantes et en particulier le démontage du sarcophage pourront alors être envisagés. Malgré le conflit ukrainien et l’inefficacité du gouvernement, ce projet n’a pas été impacté.

5) Quelles leçons ont été tirées en matière de sûreté nucléaire ? Un « nouveau Tchernobyl » est-il possible ?

Tchernobyl était dû à une grossière erreur humaine de la part de personnes n’ayant pas respecté les consignes de sûreté. C’est comme si les opérateurs avaient coupé les freins dans une voiture en descente. Les quelques réacteurs russes RBNK du même type ont depuis été améliorés pour régler leurs fragilités (il en reste 15 dans le monde en fonctionnement).

La sûreté a fait beaucoup de progrès, c’est une culture très avancée aujourd’hui. Le défaut de refroidissement qui a causé les 2 accidents de Three Mile Island et Fukushima est le principal problème traité par les mesures post-Fukushima. Les autorités de sûreté ont toutefois coutume de dire que le risque zéro n’existe pas même si les probabilités d’accident sont très faibles.

L’enjeu est donc que l’on sache, en cas d’accident, contenir les matières radioactives en renforçant notamment les enceintes, en empêchant les explosions d’hydrogène comme à Fukushima. S’il y a un accident futur, tout sera fait pour éviter un dégagement de radioactivité et la mise en place d’une zone d’exclusion. Les conséquences psychologiques, notamment liées au déracinement de populations, sont très importantes, parfois davantage encore que celles dues aux rayonnements comme à Fukushima.  

Sur le même sujet