
Éoliennes et réacteurs nucléaires de la centrale de Cruas-Meysse en Ardèche. (©AGENCE REA;POPY XAVIER)
Un collectif a publié le 30 janvier dernier une tribune dans Le Monde intitulée « Il est temps de remiser l’opposition entre nucléaire et renouvelables pour se concentrer sur le vrai problème : nos importations d’énergies fossiles ».
Parmi ses signataires figurent plusieurs membres de notre comité scientifique, dont Nicolas Goldberg et Maxence Cordiez que nous avons interrogé sur le contenu de ce texte.
Vous êtes à l'initiative de cette tribune très relayée, soulignant le « besoin à la fois du nucléaire et des renouvelables ». Pourquoi maintenant ?
Nous avions constaté ces cinq dernières années une amélioration du débat politique sur l’énergie. En effet, les travaux de RTE publiés en 2021 sur les Futurs énergétiques 2050 ont fait progresser la compréhension du système énergétique auprès des décideurs politiques. Ces travaux ont démontré la complémentarité des renouvelables et du nucléaire pour décarboner et renouveler notre système électrique.
Par ailleurs, la crise énergétique de 2021-23 a donné lieu à une prise de conscience des fragilités induites par notre dépendance aux énergies fossiles. Pourtant, depuis un an, nous constatons une régression du débat, avec un relâchement de l’attention politique vis-à-vis de l’enjeu de réduire notre dépendance au pétrole et au gaz fossile importés et des polémiques stériles sur la compétition entre renouvelable et nucléaire.
Les objectifs climatiques et de sécurisation en volume et en prix des approvisionnements énergétiques tendent à être oubliés ou relayés au second plan. Or pour décarboner efficacement, c’est l’additionnalité des sources bas carbones qu’il faut aller chercher. Les manifestations les plus visibles de cette négligence sont les tribunes signées par des parlementaires ou des dirigeants d’entreprise pour appeler à un moratoire sur les renouvelables ou un ralentissement des investissements, ce qui est un non-sens économique, politique et climatique. Il en est de même pour les articles qui questionnent les investissements dans le nucléaire en les opposant à ceux des renouvelables, alors que les services rendus sont différents et que les évaluations économiques faites par RTE dans les Futurs Energétiques 2050 avaient largement documenté le sujet.
Dans ce contexte, il nous a semblé important de réagir et d’associer d’autres experts du domaine pour remettre du rationnel dans les débats et sortir des logiques partisanes qui freinent l’action.
Les exportations nettes d'électricité de la France ont atteint un record en 2024 et la production française n'a jamais été aussi bas carbone. Malgré les critiques que vous évoquez, la dynamique actuelle n'est-elle pas très favorable ?
L’électricité française n’a jamais été aussi bas carbone alors que le nucléaire ne produit « que » 360 TWh, contre 420 TWh en 2015. Quelque part, cela tord le cou à l’idée reçue que les renouvelables entraînent une dépendance aux énergies fossiles. Associées à une production électrique pilotable décarbonée, les renouvelables permettent bien d’augmenter rapidement la production électrique bas carbone.
Aujourd’hui, c’est la consommation électrique et les transferts d’usage du fossile vers l’électrique qui patinent. C’est un impensé des politiques publiques qui s’intéressent beaucoup à la production mais peu aux dispositifs de soutien à la demande. Selon nous, le déploiement de production électrique bas carbone et renouvelable doit aller de pair avec une incitation aux transferts d’usage, comme la conversion à l’électrique dans l’industrie, l’avènement du véhicule électrique (également victime d’une désinformation inquiétante) et le chauffage par exemple.
L’électrification peut également être favorisée par un signal prix. À ce titre, l’augmentation de l’accise (taxe) sur l’électricité en février est extrêmement regrettable. L’ironie est que la fiscalité sur l’énergie pensée sous le seul prisme du budget (c'est-à-dire sans tenir compte des objectifs énergétiques) pénalisera in fine le budget. D’une part, atteindre les objectifs d’électrification supposerait d’accroître les aides à due proportion de l’effet dissuasif induit par la différence entre les accises sur l’électricité et le gaz. D’autre part, dissuader l’électrification tout en développant de nouveaux moyens de production protégés des risques du marché par des compléments de rémunération va mécaniquement accroître les charges de service public de l’électricité pour l’État. C’est d’ailleurs ce que nous dénonçons dans la tribune : le frein sur la transition énergétique est en réalité un mauvais calcul économique.
Le signal-prix en faveur de l’électrification peut également être actionné par l’augmentation de la production électrique, laquelle entraîne des baisses de prix, d’où la nécessité de poursuivre le déploiement d’énergies renouvelables électriques en même temps qu’on met de nouveaux réacteurs nucléaires en chantier, quand bien même l’électricité serait déjà décarbonée. L’amélioration de la production du parc nucléaire, que ce soit par l’optimisation de la maintenance ou les augmentations de puissance, aura aussi son rôle à jouer.
L'évolution de la consommation électrique contraste avec les trajectoires des scénarios d'électrification accélérée. Est-ce un risque ?
Au-delà d’être un risque, c’est un signal que la politique de décarbonation par le transfert d’usage vers l’électricité fonctionne mal, que ce soit pour des raisons de prix ou de manque de lisibilité sur les aides à l’équipement.
Les scénarios - qu’il s’agisse de la Stratégie nationale bas carbone, des Futurs énergétiques de RTE, etc. - sont construits sur un objectif de neutralité carbone en 2050. Pour cela, ils postulent une électrification poussée des usages. Mais celle-ci n’arrivera pas d’elle-même. Les scénarios sont des modes d’emploi et non pas des prédictions. Ils ne disent pas qu’on va atteindre la neutralité carbone car certains usages vont être électrifiés, mais qu’il faut électrifier certains usages pour atteindre la neutralité carbone.
On en revient à la question précédente et à l’incohérence de l’action politique sur ce plan, qui s’intéresse bien davantage à la production qu’à la demande, ne parvient pas à mettre en cohérence les politiques énergétique et fiscale, et peine à construire une vision ne serait-ce que de moyen terme sur ces sujets ayant une composante technique.
Quel serait un mix électrique « optimal » pour vous à l'horizon 2050 ?
Les trois critères majeurs à prendre pour la construction d’un mix électrique optimal sont l’impact environnemental, le coût et la capacité à faire des filières industrielles.
À ce titre, les Futurs Energétiques 2050 ont été très éclairants sur la dose de paris industriels portés par les scénarios avec et sans nucléaire. C’est ce qui justifie selon nous le lancement d’un programme nucléaire afin d’optimiser les coûts réseaux, le besoin en flexibilité et le dérisquage de la transition. Le pourcentage final de chaque énergie dans le bouquet importe peu à la fin : tout dépendra de ce que chaque filière sera capable de faire (contraintes industrielles pour le nucléaire, acceptabilité pour l’éolien, etc.) et de la consommation (taux d’électrification, rythme des rénovations thermiques de bâtiments, etc.).
Nous devons rester manœuvrants car nous naviguons dans l’incertitude, à la fois dans la capacité de la filière nucléaire à se relancer dans un programme ambitieux comme sur la limite des énergies renouvelables que nous sommes capables de développer et d’intégrer. Un scénario n’est pas un futur possible, mais un système hypothétique tout juste équilibré. La différence entre un scénario et une politique énergétique est que la politique énergétique doit se donner des degrés de liberté en plus pour anticiper l’échec. Autrement dit : comment assurer l’atteinte des objectifs si une ou plusieurs trajectoires côté offre ou demande viennent à décevoir pour une raison quelconque par rapport aux hypothèses d’entrée des scénarios ?