
Chercheuse à l’Institut de l’énergie de l’Université de Londres (UCL)
Spécialiste de la décarbonation du transport maritime
Le transport maritime international, essentiel aux échanges mondiaux puisqu'il assure environ 80% du volume des marchandises, est responsable de près de 3% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), une proportion qui devrait croître sans une action décisive. Face à cet enjeu, l'Organisation maritime internationale (OMI) a fixé des objectifs ambitieux, visant la neutralité carbone d'ici 2050, avec des réductions intermédiaires significatives des émissions de 20 à 30% d'ici 2030 et de 70 à 80% d'ici 2040 par rapport à 2008.
Pour atteindre ces cibles, l'OMI s'apprête à adopter un ensemble de politiques connues sous le nom de « Cadre Net Zéro ». Mais quelles sont les implications en termes d’équité de cette nouvelle régulation et comment les revenus qu’elle devrait générer seront-ils utilisés ?
Cette tribune se base largement sur les résultats d’une nouvelle étude parue dans le journal One Earth accessible ici.
Quels revenus peut-on attendre du mécanisme de tarification des émissions ?
Le Cadre Net Zéro de l'OMI constitue une avancée majeure en matière de réglementation environnementale maritime. Il inclura un standard d'intensité de GES pour les carburants marins ainsi qu'un mécanisme de tarification des émissions. Ce mécanisme est un système hybride, combinant un mécanisme d'échange de crédits entre bateaux appelés « unités de surplus » (SU) et une tarification carbone de facto sur une petite partie des émissions de GES des navires, et dont le prix carbone est appelé « unité de réparation » (RU).
Ce mécanisme devrait générer des revenus qui sont actuellement estimés à environ 11 à 12 milliards de dollars par an au cours des trois premières années. Mais ce montant pourrait être encore bien supérieur si les armateurs choisissent de payer le prix haut (de 380 $ par tonne de CO2 éq. : « Tier 2 ») plutôt que de réduire leurs émissions ou d'acheter des SU.
Par ailleurs, le texte fera l’objet d’une révision régulière, ce qui pourrait conduire à relever le niveau des revenus, notamment si le seuil au-dessus duquel les émissions sont tarifées est durci et/ou si le niveau des RU est rehaussé.
Un risque d'accentuer les inégalités mondiales sans compensation
La décarbonation du transport maritime, bien que cruciale, pourrait exacerber les inégalités mondiales existantes si elle n'est pas conçue avec une approche équitable.
Notre étude, comme d’autres travaux qui la précèdent(1), définit une « transition juste et équitable » dans le secteur maritime en se basant sur trois piliers principaux :
- la justice distributive, qui vise une répartition équitable des coûts et des avantages de la transition, en tenant compte des « impacts négatifs disproportionnés » (IND) liés à la hausse des coûts du transport sur certains pays et en assurant « l'inclusivité technologique », c'est-à-dire la capacité de tous les pays à participer à la transition ;
- la justice restauratrice, qui cherche à réparer les dommages passés causés par les émissions du transport maritime et à prévenir les préjudices futurs, en s'appuyant sur le principe du « pollueur-payeur » ;
- la justice de procédure, ou la capacité de toutes les parties concernées à participer aux décisions.
Malheureusement, la transition en cours vers le transport maritime à faibles émissions n'est pas intrinsèquement inclusive sur le plan technologique. Les pionniers de la décarbonation maritime sont principalement des nations plus riches, dotées d'une « préparation à la transition » élevée(2) (« transition readiness en anglais » : facteurs macroéconomiques et sociaux, gouvernance favorable, facilité à faire des affaires, etc.) et d'un « potentiel techno-économique » significatif. Par exemple, des pays comme la Mauritanie, Djibouti, la Namibie ou le Mozambique, malgré un fort potentiel techno-économique, sont actuellement exclus des flux d'investissement en raison de leur faible « préparation ».
De plus, l'augmentation des coûts de transport, inhérente à la décarbonation, aura un impact régressif : en moyenne, plus le revenu par habitant d’un pays est faible, plus l’augmentation du coût du transport impactera négativement son économie. Bien que l'augmentation moyenne des prix à la consommation puisse être modeste (environ 0,2% d'ici à 2050, d’après l’évaluation d’impact de l’OMI(3)), cette moyenne masque des variations importantes.
Les pays à faible revenu, les pays les moins avancés (PMA) et les petits États insulaires en développement (PEID) seront probablement en moyenne plus touchés, en raison de leur éloignement des marchés, de la composition de leurs échanges (produits de faible valeur ou matières premières sensibles aux coûts de transport) et/ou de la faible efficacité de leurs ports. Il existe donc un risque majeur que ces pays, déjà vulnérables, soient à la fois « laissés pour compte » sur le plan technologique et subissent les impacts négatifs les plus importants.
L'utilisation des revenus : la clé de l'équité
Le texte de l’accord donne des indications de l’utilisation des revenus, même si le vocabulaire laisse la place à interprétation : les revenus générés par le mécanisme de tarification des émissions de l'OMI, gérés par le Cadre Net Zéro, sont destinés à récompenser les navires utilisant des technologies ou carburants zéro/quasi net zéro via une prime carburant et à promouvoir une « transition juste et équitable » dans les « frontières de la transition énergétique dans le transport maritime », en particulier pour les pays en développement, les PEID et les PMA.
Les fonds collectés par l’OMI devraient soutenir la protection de l'environnement, la lutte contre les impacts du changement climatique, le renforcement de la résilience, le développement des technologies bas carbone, les infrastructures maritimes, la reconversion de la main-d'œuvre, le partage des connaissances, le renforcement des capacités et les plans d'action nationaux, ainsi que la compensation des IND. La répartition précise de ces revenus sera décidée dans les années qui viennent, dans les directives de l’OMI.
Pour juger de l’équité de la redistribution des revenus, notre étude différencie trois types d'utilisation des revenus :
- une utilisation intra-secteur(4) sans considération d'équité : les fonds soutiendraient les pionniers technologiques (souvent les pays riches) dans l'adoption de technologies à faibles émissions, risquant d'aggraver les inégalités s'ils ne sont pas ciblés. L’échange des SU et la prime carburant sont typiquement des exemples de cette utilisation ;
- une utilisation intra-secteur orientée vers l'équité : les fonds cibleraient spécifiquement les pays en fonction de considérations d'équité pour réduire les émissions. Cela pourrait inclure le soutien à la modernisation des flottes des pays les plus pauvres, favorisant ainsi l'inclusivité technologique. Des pays qui présentent un potentiel techno-économique mais une faible préparation, seraient de bons candidats pour ce type de soutien ciblé ;
- une utilisation hors secteur orientée vers l'équité : les revenus seraient alloués à des bénéficiaires en fonction de considérations d'équité, mais pour des investissements non spécifiquement liés au transport maritime. Cela pourrait prendre la forme de transferts directs aux États, de contributions à des fonds de développement ou de financement climatique, ou d'investissements ciblés pour améliorer la sécurité alimentaire.
Tous les pays ne peuvent pas absorber des investissements importants intra-secteur. Même en utilisant une définition très large, le potentiel est fortement concentré dans un petit nombre de pays, alors que beaucoup des pays les plus durement touchés par les impacts négatifs du changement climatique et/ou d’une hausse des coûts du transport ont une faible capacité d’absorption d’investissements intra-secteur (par exemple peu ou pas de flotte, de ports, et/ou de capacité de production de carburants alternatifs). Pour ces nations, une partie des revenus devrait être distribuée « hors secteur » pour garantir une décarbonation équitable.
Les objectifs d'inclusivité technologique et de réduction des impacts négatifs ne concernent en outre pas toujours les mêmes acteurs au sein d'un pays et la distribution des revenus intra-secteur n’est ainsi pas forcément adaptée. Cependant, la réglementation actuelle suggère en l’état une limitation de la redistribution aux « frontières de la transition énergétique dans le transport maritime », ce qui implique que les revenus ne pourraient pas être utilisés pour des impacts climatiques plus généraux, même si ce qui constitue « les frontières de la transition énergétique » n’est pas spécifiquement défini et laisse donc une zone d’interprétation. Ceci constitue donc un frein à une transition juste et équitable du maritime.
Il est d'ailleurs noté que les niveaux de revenus attendus des spécifications actuelles de la politique sont insuffisants par rapport à l'ampleur nécessaire pour soutenir l'adoption précoce des solutions zéro/quasi zéro émission et financer une « transition juste et équitable »(5).
Sources / Notes
- Why should we talk about a 'just and equitable' transition for shipping?, UNCTAD.
- Capacité structurelle des pays à investir dans la transition. L’exemple le plus évident est le coût du capital : il y a peut-être un plus grand potentiel solaire en Mauritanie qu'en Europe, mais comme le coût du capital y est bien plus élevé, les investissements peuvent ne pas avoir lieu en Mauritanie. Plus largement, ce concept recouvre les conditions structurelles comme la facilité à faire du business, le capital humain, etc. Cette « préparation » est très corrélée au niveau de revenu.
- Source : UNCTAD.
- Ce qui constitue un investissement intra-secteur n’est pas défini par l’OMI, et notre article considère plusieurs cas de figure.
- Phase-out of fossil fuels in shipping begins in earnest: IMO measures unlikely to reach GHG reduction targets, but close the LNG business case and send clear long run signal for hydrogen-derived fuels, UCL, 11 avril 2025.
