
Responsable de la Practice Énergie et Environnement chez Wavestone
C’est une information qui est passée relativement inaperçue, mais elle dit beaucoup du paysage énergétique qui se dessine. Le Pôle d’Écologie Industrielle de Lapouyade, en Gironde, opéré par Veolia, est devenu la première installation de valorisation des déchets en France à contribuer à la réserve secondaire du système électrique national.
En clair, un site de traitement de déchets - fonctionnant loin des imaginaires de la production d’électricité - participe désormais à la stabilité instantanée du réseau piloté par RTE, un rôle généralement réservé aux centrales thermiques, à certaines installations industrielles ou aux batteries de dernière génération. Un site de déchets devient un acteur du réseau électrique, un détail technique ? Pas vraiment. C’est la manifestation d’un mouvement profond : les géants de l’environnement entrent résolument dans l’énergie, non plus comme de simples utilisateurs ou auxiliaires, mais comme acteurs structurants.
Quand les frontières entre énergie et environnement s’estompent
Pendant longtemps, les frontières semblaient claires. L’eau et les déchets relevaient d’une forme d’intendance urbaine, une gestion du quotidien, indispensable mais loin du prestige industriel et stratégique de l’énergie. Les énergéticiens, eux, jouaient dans une autre catégorie : centrales, réseaux, marchés mondiaux, géopolitique.
Pourtant, depuis une quinzaine d’années, sans bruit, les deux univers s’entremêlent. Les infrastructures urbaines - stations d’épuration, centres de tri, incinérateurs, réseaux d’eau potable - deviennent des points névralgiques de la transition énergétique. Elles produisent, elles transforment, elles récupèrent, elles équilibrent. Elles deviennent cruciales là où le monde de l’énergie cherche de nouvelles ressources locales et non intermittentes.
Ce basculement ne survient pas par hasard. Il est la conséquence logique de trois dynamiques qui convergent : la décarbonation, la réinvention de l’économie circulaire et la territorialisation de l’énergie. Les villes veulent réduire leurs émissions, leurs déchets, leurs consommations. Les États cherchent à substituer des imports d’énergie par des ressources locales. Les réseaux électriques ont besoin de flexibilité pour compenser l’intermittence croissante. Et les citoyens exigent que leur environnement - au sens large - soit mieux géré. Dans ce contexte, les acteurs qui, depuis des décennies, connaissent les flux urbains, les contraintes des collectivités, les installations de proximité et les usages quotidiens, se retrouvent avec un avantage inattendu : ils sont les mieux placés pour produire, capter ou valoriser les nouveaux flux énergétiques.
Des installations urbaines qui deviennent productrices d’énergie
Ce qui est vrai pour Veolia l’est tout autant pour Suez et pour une série d’acteurs internationaux moins visibles en Europe mais tout aussi ambitieux. Dans leurs stations d’épuration, le biogaz longtemps considéré comme un sous-produit encombrant devient une source de biométhane injectable dans les réseaux. Dans leurs centres de valorisation énergétique, la chaleur produite lors de l’incinération sert à alimenter des réseaux urbains ou des industriels, voire à produire de l’électricité en continu. Dans leurs réseaux d’eau, des efforts de modernisation permettent de réduire la consommation électrique ou d’exploiter la pression et la chaleur des effluents pour générer de nouvelles formes d’énergie. Dans leur gestion quotidienne des déchets, ils transforment des flux auparavant coûteux en ressources énergétiques d’avenir.
Ce mouvement, déjà perceptible depuis les années 2000, a changé d’échelle dans les années 2010 et s’accélère aujourd’hui. L’exemple du biogaz est devenu emblématique : il illustre cette convergence entre environnement, énergie et territoire. Les stations d’épuration qui, autrefois, se contentaient de brûler le biogaz en torchère, se transforment en « bio-usines » capables de produire du biométhane, du bioGNV pour les flottes urbaines ou même du bioCO2 valorisable dans l’industrie. À Lille, à Grenoble, à Barcelone ou à Stockholm, des bus roulent désormais grâce au biométhane issu du traitement des eaux usées. Une boucle locale, une économie circulaire concrète, presque palpable. Et pour les opérateurs environnementaux, cela représente une nouvelle dimension stratégique : ils ne se contentent plus de traiter des effluents, ils alimentent la mobilité.
Une dynamique mondiale dont la France n’est qu’un exemple
Dans le même temps, leurs centres de valorisation des déchets deviennent des maillons clés de la chaleur urbaine dans de nombreux pays. En France, ils alimentent déjà des centaines de milliers de logements en chaleur renouvelable. Au Danemark, ils constituent l’un des piliers du chauffage collectif national. À Singapour, ils sont intégrés à de véritables « éco-hubs » où l’incinération, le dessalement, la production d’électricité et le recyclage sont combinés dans un seul ensemble ultra-optimisé.
Ce modèle singapourien, incarné par des groupes comme Keppel Seghers, montre jusqu’où peut aller cette intégration eau-déchets-énergie : il ne s’agit plus seulement de récupérer de la chaleur ou de produire de l’électricité, mais d’articuler plusieurs fonctions essentielles de la ville dans une mécanique cohérente et circulaire.
Le Japon, lui, a fait de cette synergie un élément de son excellence industrielle. Hitachi Zosen Inova, Mitsubishi Heavy Industries et leurs filiales développent des technologies d’incinération à très haute efficacité exportées en Europe, au Moyen-Orient ou en Asie. Les pays scandinaves, pionniers historiques, poussent cette logique encore plus loin en transformant des centres de traitement en infrastructures urbaines multifonctionnelles. À Copenhague, l’incinérateur Amager Bakke produit de la chaleur, de l’électricité, stabilise le réseau local et abrite… une piste de ski sur son toit. Une manière spectaculaire mais révélatrice d’inscrire ces installations dans la ville plutôt que de les reléguer à sa périphérie.
Un nouvel équilibre entre collectivités et opérateurs
De la Scandinavie à l’Asie, en passant par l’Amérique du Nord, un même mouvement se confirme : l’environnement, longtemps considéré comme un service technique externalisé par les collectivités, devient un pilier stratégique de leurs politiques énergétiques. Face aux objectifs de neutralité carbone, à la volatilité des prix et aux exigences européennes, les élus redécouvrent le potentiel énergétique d’infrastructures qu’ils voyaient surtout comme des centres de coûts. Produire son biométhane, stabiliser son réseau électrique, alimenter un réseau de chaleur local ou valoriser l’énergie issue des déchets devient une manière de renforcer une forme de souveraineté territoriale.
Cette transformation redéfinit profondément les relations entre collectivités et opérateurs. Là où les délégations de service public se concentraient sur la continuité du traitement de l’eau ou des déchets, les élus exigent désormais des opérateurs qu’ils contribuent directement à leurs stratégies climatiques : réduction des émissions, production d’énergie locale, flexibilité électrique, intégration des réseaux. Les contrats se complexifient, la dimension énergétique pèse davantage, et les opérateurs doivent démontrer qu’ils savent gérer des projets hybrides mêlant assainissement, chaleur, électricité et économie circulaire.
Dans ce contexte, les géants de l’environnement ne sont plus de simples prestataires mais des partenaires stratégiques. Leur connaissance fine des infrastructures urbaines et leur capacité à garantir un fonctionnement en continu en font des acteurs essentiels de la résilience énergétique locale. Ils incarnent cette nouvelle échelle de gouvernance, territoriale et circulaire, où l’énergie n’est plus seulement produite dans de grandes installations centralisées, mais aussi au cœur même des flux urbains.
L’atout décisif de la disponibilité en continu
La transformation des infrastructures environnementales en infrastructures énergétiques repose également sur un élément essentiel : leur fonctionnement en continu. Contrairement aux énergies renouvelables électriques, qui dépendent du soleil ou du vent, les installations de l’environnement tournent jour et nuit. Elles offrent donc une forme d’énergie renouvelable pilotable, rare dans la transition actuelle. C’est précisément ce qui explique que le site de Lapouyade puisse contribuer à la réserve secondaire du réseau électrique. Et cela ouvre une question plus vaste : combien de sites similaires pourraient, demain, jouer un rôle dans l’équilibrage des systèmes électriques européens ?
Ce potentiel attire l’attention des énergéticiens traditionnels. On voit désormais apparaître des alliances entre groupes de l’environnement et grands acteurs historiques. Dans plusieurs pays européens, des incinérateurs fournissent de la vapeur bas-carbone à des industriels, substituant le gaz naturel. Dans d’autres, des stations d’épuration sont connectées à des écoquartiers via des boucles de chaleur récupérant l’énergie des eaux usées. Dans certaines villes, la chaleur produite par la valorisation des déchets alimente des réseaux urbains désormais considérés comme des infrastructures de décarbonation prioritaires.
Une nouvelle catégorie d’acteurs se dessine
La frontière entre énergie et environnement s’efface encore davantage avec l’émergence de technologies comme la récupération de chaleur des data centers - un domaine où les opérateurs environnementaux revendiquent une expertise logique, puisqu’ils gèrent déjà d’énormes flux thermiques - ou encore la production d’hydrogène à partir d’eaux usées traitées. Ces nouvelles technologies, qui semblaient encore expérimentales il y a dix ans, deviennent progressivement des options étudiées dans les villes européennes et asiatiques.
On voit ainsi apparaître une nouvelle catégorie d’acteurs, que certains commencent à appeler - parfois en souriant - les « éco-énergéticiens ». Ils ne remplacent pas les énergéticiens traditionnels, mais ils occupent une place que personne n’avait anticipée : celle de producteurs d’énergie issus des ressources urbaines, opérant des installations à haute disponibilité, maîtrisant les infrastructures de proximité et s’inscrivant dans une logique de circularité qui répond aux enjeux climatiques contemporains. Ils participent à la stabilité du réseau, fournissent de la chaleur bas carbone, produisent du gaz renouvelable, valorisent la chaleur numérique, transforment les déchets en ressources énergétiques et explorent des voies nouvelles comme le captage de CO2 dans les unités de valorisation.
L’énergie de demain s’écrit déjà ici
À mesure que ces opérateurs de l’environnement avancent, leurs ambitions énergétiques deviennent explicites. Veolia affiche désormais une stratégie claire : devenir d’ici 2030 l’un des leaders européens du chauffage urbain, avec un objectif de 350 millions d’euros de chiffre d’affaires sur ce seul segment. Le groupe exploite déjà près de 500 réseaux de chaleur en Europe et son plan stratégique GreenUp 2024-2027 consacre une montée en puissance appuyée des activités énergie : chaleur, biométhane, flexibilité. Sur ce dernier volet, Veolia vise également jusqu’à 1,5 TWh/an de biométhane produit avec TotalEnergies, de quoi éviter environ 200 000 tonnes de CO₂ par an.
Suez, de son côté, inscrit aussi explicitement l’énergie dans sa feuille de route. Le groupe prévoit de porter à 70% la part d’électricité renouvelable dans sa consommation mondiale d’ici 2030, et 100% en Europe où il annonce avoir atteint l’autosuffisance électrique dès 2023. Là encore, les stations d’épuration et les unités de traitement deviennent progressivement des sites producteurs d’énergie, et non plus seulement des infrastructures de service.
Ces trajectoires, encore inimaginables il y a vingt ans, illustrent un basculement plus large : les opérateurs de l’eau et des déchets ne se contentent plus d’accompagner la transition énergétique, ils en deviennent l’un des moteurs. L’énergie de demain ne viendra pas seulement du vent ou du soleil, mais aussi - et de plus en plus - des flux urbains qu’ils maîtrisent depuis toujours.
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