Barakah : questions sur la « première centrale nucléaire du monde arabe »

Centrale nucléaire de Barakah

Réacteurs 1 et 2 de la centrale nucléaire de Barakah (©Emirates Nuclear Energy Corporation)

Aux Émirats arabes unis, le premier réacteur de la centrale nucléaire de Barakah a débuté ses activités commerciales le 6 avril dernier. Cet événement a été largement relayé comme « une première » dans le monde arabe.

Quelles sont les caractéristiques de la centrale de Barakah ?

La centrale nucléaire de Barakah est située sur la côte ouest d’Abou Dabi, principal des 7 émirats des Émirats arabes unis (EAU). Elle est constituée de 4 réacteurs à eau pressurisée de 3e génération (APR-1400 construits par le groupe sud-coréen Kepco) d’une puissance cumulée de près de 5 600 MW. Lorsqu’elle aura atteint sa pleine capacité, la centrale de Barakah est censée pouvoir satisfaire près d’un quart des besoins d’électricité du pays.

Pour l’heure, une première tranche de 1 400 MW a donc été mis en service (après avoir été connectée au réseau électrique à l’été 2020), les réacteurs 2,3 et 4 devant suivre « dans les prochaines années », indique prudemment Emirates Nuclear Energy Corporation (Enec), qui pilote avec Kepco l’exploitation de la centrale à travers la coentreprise Nawah. La construction de la centrale de Barakah, qui a débuté en 2012, serait déjà achevée « à plus de 95% » et le réacteur 2 a déjà été chargé en combustible, précise Enec.

Le budget total du projet communiqué est de 24,4 milliards de dollars (environ 20,2 milliards d'euros)(1). Un PPA (Power Purchase Agreement) a été signé en 2016 par Barakah One Company avec l’Emirates Water and Electricity Company (EWEC) pour revendre l’électricité produite par la centrale nucléaire durant 60 ans, le montant du prix de l’électricité vendue n’étant pas divulguée.

Enec a conclu des contrats avec 6 fournisseurs dont EDF (qui a signé en novembre 2018 un accord de 10 ans avec Nawah pour des opérations de pilotage et de maintenance(2)). Mais c’est bien le groupe Kepco qui sort renforcé de la mise en service de Barakah, « une réussite commerciale et technologique à coût moindre par rapport à l’offre du consortium français, composé d'Areva, GDF Suez, Total et EDF », souligne David Rigoulet-Roze, chercheur à l’Ifas (Institut français d’analyse stratégique) et à l’Iris (Institut de recherches internationales et stratégiques)(3).

Quelle est la stratégie énergétique des Émirats arabes unis ?

La consommation d’énergie dans les EAU (6e producteur de pétrole au monde(4)) augmente très rapidement, en particulier pour satisfaire les besoins croissants de climatisation et de dessalement d’eau. Or, la consommation d’énergie nationale reposait encore à près de 99% sur les énergies fossiles en 2019. Le pays voit dans le nucléaire un moyen de décarboner sa production électrique, qui provenait quant à elle à 97% de centrales à gaz en 2019 et à seulement 3% du solaire (grâce à l’immense centrale Mohammed ben Rachid Al Maktoum à Dubaï).

L’ambition émiratie de décarboner son mix énergétique a été précoce dans la région, avec notamment le projet de smart city Masdar : « l’idée d’une diversification énergétique est présente dès 2006, les EAU sont un des premiers pays à avoir réfléchi à la problématique de la transition énergétique avec l’élaboration de l’Abu Dhabi Economic Vision 2030 » (près d’une décennie avant l’Arabie saoudite), rappelle David Rigoulet-Roze. La Stratégie énergétique 2050 des EAU, présentée en 2017 ambitionne de porter à 50% la part d’« énergie propre » dans l’ensemble du mix énergétique national(5).

La centrale nucléaire de Barakah doit en outre donner au pays « la possibilité de projeter au niveau international l’image d’une forme de leadership régional en matière scientifique et technologique » - qui viendrait « compenser largement sa faiblesse démographique, avec près de 10 millions d’habitants dont seulement un million de nationaux, en renforçant un statut paradoxal de puissance responsable reposant sur une croissance économique prenant de plus en plus en compte les enjeux environnementaux, à l’échelle régionale voire au-delà », explique David Rigoulet-Roze.

Précisons que la centrale de Barakah doit également renforcer l’indépendance énergétique des EAU, qui importent des quantités importantes de gaz du Qatar (19,5 Gm3 en 2019).

Comment réagissent les pays voisins à la mise en service de Barakah ?

Les EAU « font précédent en quelque sorte en faisant entrer le nucléaire (civil) dans la péninsule Arabique », suscitant jalousie et quelques inquiétudes, à l’image du Qatar voisin ayant évoqué une possible « menace pour la paix régionale ». En renonçant à procéder à l’enrichissement d’uranium et au retraitement du combustible nucléaire sur leur territoire, les EAU martèlent pourtant leur attachement à une utilisation civile du nucléaire. Les autorités soulignent que la centrale de Barakah respectera les normes « les plus élevées » en matière de sécurité(6) et ont voulu « couper court à toute suspicion d’agenda caché en matière nucléaire, avec déjà 40 missions de l’AIEA », constate David Rigoulet-Roze.

Il n’en reste pas moins que cette mise en service s’inscrit dans un contexte géopolitique tendu, renforcé par la situation géographique des EAU face à la puissance iranienne (de l’autre côté du Golfe). David Rigoulet-Roze rappelle d’ailleurs que les rebelles Houthis au Yémen avaient prétendu début décembre 2017 avoir visé la centrale de Barakah avec un missile longue portée. Une affirmation « aussitôt démentie par Abou Dabi qui a indiqué en tout état de cause posséder un système de défense anti-aérien » pour se prémunir de ce risque. « Le missile en question se serait en fait écrasé peu après son décollage dans la province d’Al Jawf mais le message néanmoins était clair quant au risque d’exposition posé », indique David Rigoulet-Roze(7).

Le géant saoudien, également voisin des Émirats arabes unis, a quant à lui certes pris « un train de retard » sur les EAU dans le développement de l’énergie nucléaire mais a des ambitions bien plus élevées dans le domaine : Mohammed ben Salmane a fixé pour ambition de construire « 16 réacteurs nucléaires à l’horizon 2040 » mais surtout « d’extraire et d’enrichir lui-même l’uranium – ce à quoi a explicitement renoncé les EAU – afin d’avoir une maîtrise complète du cycle du combustible ».

L’exemple émirati pourrait par ailleurs donner des idées « à d’autres puissances arabes comme l’Égypte ou non-arabes comme la Turquie, avec cette fois une forte dimension géopolitique, dépassant le strict cadre énergétique même s’il n’est jamais absent compte tenu des nécessités de diversification énergétique », avertit David Rigoulet-Roze.

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