Gigafactory Verkor à Dunkerque : symbole ou catalyseur ? Quand la France et l’Europe se battent pour leur autonomie

Clément Le Roy

Responsable de la Practice Énergie et Environnement chez Wavestone

Verkor inaugure en ce mois de décembre 2025 sa gigafactory à Bourbourg, près de Dunkerque dans le Nord de la France. Sur le papier, c’est un événement majeur, une pierre de plus dans ce que l’on appelle désormais la « Battery Valley » française, une promesse d’autonomie industrielle pour l’Europe face à des concurrents chinois qui dominent la chaîne de valeur des batteries lithium-ion. 

Mais cette inauguration, aussi symbolique soit-elle, appelle un examen plus large des ambitions européennes, de leurs avancées réelles, de leurs retards et surtout des défis immenses qui restent à relever pour transformer une étape industrielle en dynamique durable et compétitive.

Un moment longtemps attendu

À Bourbourg, en cette fin d’année 2025, parmi les personnalités politiques et industrielles présentes, l’heure est à la célébration. Verkor, start-up française fondée en 2020, voit enfin sa première gigafactory sortir de terre après deux ans de travaux et d’investissements lourds, évalués à environ 1,5 milliard d’euros dont près de la moitié en aides publiques. L’usine, désormais opérationnelle, doit produire ses premières cellules de batteries lithium-ion début 2026 et créer quelque 1 200 emplois directs, avec l’ambition d’équiper jusqu’à 300 000 véhicules électriques par an à l’horizon 2027.

Ce moment, attendu de longue date, est en soi chargé de sens. Il marque un jalon dans la tentative de la France, et plus largement de l’Europe, de reconstituer une industrie que beaucoup ont vue s’éroder face à la mondialisation et à la domination asiatique dans les technologies énergétiques. Là où il y a moins d’une décennie l’idée de produire en Europe des batteries au niveau industriel relevait encore de l’utopie pour certains, Verkor et d’autres initiatives ont contribué à renforcer le discours et à mobiliser des capitaux privés et publics autour d’un objectif stratégique.

Pourtant, au moment même où la bannière est plantée, les acteurs eux-mêmes reconnaissent que le chemin reste long. Benoit Lemaignan, le patron de Verkor a ainsi souligné que l’industrie « est encore naissante » et qu’elle a « besoin de protection », soulignant implicitement que l’environnement concurrentiel reste difficile, notamment face aux producteurs chinois qui bénéficient d’une avance technologique, d’une intégration verticale de la chaîne de valeur et d’économies d’échelle que l’Europe peine à rivaliser.

Des projets nombreux… mais des calendriers serrés

En France, la gigafactory de Verkor s’ajoute à d’autres projets déjà réalisés ou en cours. L’Automotive Cells Company (ACC), coentreprise entre Stellantis, Mercedes-Benz et TotalEnergies, a inauguré en 2024 sa première unité de production de batteries à Billy-Berclau, marquant ainsi la première gigafactory opérationnelle dans le pays. La gigafactory d’AESC (groupe japonais détenu majoritairement par le Chinois Envision) a elle aussi commencé la production cette année dans la vallée de la batterie, illustrant que l’industrialisation avance à plusieurs fronts.

Pour autant, la feuille de route comporte encore des zones d’ombre. Le Taïwanais ProLogium, dont l’usine devait ouvrir à Dunkerque avec une technologie lithium-céramique de quatrième génération, a repoussé son ouverture à 2028, citant des besoins de révision technique. D’autres projets, comme ceux portés par des acteurs français ou européens de la chaîne de valeur, notamment dans le domaine des batteries solides ou de nouvelles chimies, restent encore à concrétiser dans des délais acceptables pour répondre à la demande croissante.

Ce décalage entre ambitions et réalisations n’est pas propre à la France. À l’échelle européenne, la liste des projets de gigafactories s’allonge, soufflée par des plans nationaux, des financements européens et des initiatives privées. L’Alliance européenne pour les batteries, lancée il y a plusieurs années, visait à structurer un écosystème robuste et compétitif. Cependant, les retards dans les procédures d’approbation, les incertitudes réglementaires et la concurrence de marchés étrangers souvent mieux soutenus pèsent sur les échéances. De nombreuses usines sont planifiées en Allemagne, en Pologne, en Hongrie et dans d’autres pays, mais plusieurs sont en phases de permis, de financement ou de construction, certaines avec des dates de mise en service qui semblent optimistes face aux réalités logistiques et industrielles.

Avec en arrière-plan, la faillite de Northvolt, pionnière suédoise que beaucoup voyaient comme le champion industriel capable de concurrencer les géants asiatiques, et qui est devenue l’un des symptômes les plus visibles des difficultés structurelles de l’Europe. Fondée en 2016 avec l’ambition de produire à grande échelle des cellules pour véhicules électriques, l’entreprise avait levé des milliards - plus de 15 milliards de dollars en capitaux et dettes - et noué des contrats avec des constructeurs majeurs comme BMW, Volkswagen ou Scania. 

Pourtant, la société n’a jamais réussi à atteindre les niveaux de production envisagés et a accumulé des pertes importantes alors même qu’elle peinait à faire monter en cadence ses lignes et à sécuriser une base client durable : la gigafactory de Skellefteå, sa principale usine, a vu sa production bien en deçà des capacités promises, et des difficultés techniques et financières ont conduit au retrait de commandes d’acteurs clés comme BMW. À la mi-2025, Northvolt a été contrainte de déposer le bilan en Suède après une tentative infructueuse de restructuration sous protection juridique aux États-Unis, laissant ses usines à l’arrêt et des milliers d’emplois incertains. L’échec de Northvolt est ainsi devenu, pour beaucoup, un avertissement brutal que la simple volonté politique ou les annonces de projets ne suffisent pas à garantir une filière robuste et concurrentielle.

Derrière les usines, la véritable bataille : celle de la technologie

Derrière l’effervescence des inaugurations, c’est une bataille technologique autrement plus décisive qui se joue. Produire des cellules est indispensable, mais cela ne garantit en rien la maîtrise des innovations qui définiront la batterie de demain. 

Or l’Europe accuse un retard considérable dans les domaines les plus structurants : chimies LFP et NMC haute densité, semi-solide, optimisation des procédés, intégration pack-véhicule, contrôle qualité, gestion thermique, charge rapide. Les industriels chinois et coréens disposent d’années d’expérience accumulée, de volumes colossaux et d’une intégration verticale qui accélère leur capacité d’innovation. Ce sont ces éléments, beaucoup moins visibles que les gigafactories, qui déterminent le coût, la durée de vie et la performance des véhicules électriques.

À cette avance matérielle s’ajoute la question du logiciel, devenue centrale dans la gestion des batteries. Les leaders asiatiques et américains maîtrisent les algorithmes qui pilotent l’état de santé des cellules, optimisent le vieillissement, ajustent la charge, gèrent la température ou anticipent les cycles de recyclage. Sans souveraineté logicielle, l’Europe peut bien produire des cellules sur son sol : elle restera dépendante pour les rendre réellement performantes. La bataille des batteries n’est plus seulement industrielle ; elle est de plus en plus numérique, et l’Europe n’a pas encore trouvé son espace dans cette nouvelle géographie de la valeur.

Une dépendance persistante et des limites structurelles

La maîtrise technologique ne suffit pas si l’Europe reste exposée à ses vulnérabilités fondamentales : les matières premières critiques. Lithium, nickel, cobalt, manganèse, graphite : presque tout transite encore par l’Asie, souvent après raffinage en Chine, qui contrôle entre 60% et 90% des capacités mondiales selon les métaux. 

Même les États extracteurs comme l’Australie ou l’Indonésie s’appuient sur des partenaires chinois pour la transformation. Dans ce contexte, relocaliser des gigafactories ne change rien au fait que l’Europe dépend toujours d’une chaîne d’approvisionnement extérieure qu’elle ne maîtrise pas. Mines, raffinage, contrats long terme, chimies alternatives, recyclage massif : autant de chantiers encore embryonnaires, dont l’issue conditionne toute ambition industrielle durable.

À cela s’ajoutent des contraintes structurelles : une énergie plus chère qu’en Asie, des chaînes logistiques dispersées, un soutien public moins massif et une réglementation instable. Même modernisées, les gigafactories européennes produiront plus cher que leurs concurrentes chinoises, qui bénéficient d’économies d’échelle gigantesques et d’un État stratège. Les constructeurs européens, déjà pris dans une guerre des prix féroce, ne pourront absorber indéfiniment un surcoût batterie sans perdre des parts de marché. 

Et tant que l’Europe oscillera entre durcissement des normes, menaces tarifaires et hésitations sur les calendriers de transition - comme en témoigne le paquet européen attendu cette semaine, qui devrait introduire de nouvelles flexibilités autour de l’objectif de fin des ventes de véhicules thermiques en 2035 - elle empêchera ses propres industriels de se projeter. Or une industrie aussi capitalistique que celle des batteries ne peut se construire dans l’incertitude réglementaire. Sans cohérence stratégique, la souveraineté européenne restera partielle, face à une Chine qui avance d’un bloc, en maîtrisant chaque maillon - de la mine au logiciel.

Une victoire et un avertissement

L’inauguration de la gigafactory de Verkor marque sans doute un tournant pour l’industrie européenne des batteries, mais elle rappelle aussi la fragilité de cette reconquête industrielle. Oui, la France et l’Europe prouvent qu’elles peuvent attirer des investissements, former des compétences et bâtir des capacités de production crédibles. 

Mais la réalité demeure : l’écosystème européen avance moins vite que ses concurrents asiatiques, dépend encore de matériaux critiques importés et peine à maîtriser l’ensemble des technologies clés. La souveraineté industrielle ne se résume pas à ouvrir des usines ; elle suppose de renforcer toute une chaîne de valeur encore incomplète.

Face à une Chine qui maîtrise déjà chaque maillon, l’Europe n’a plus le luxe de l’hésitation. Les gigafactories ne doivent pas être des symboles, mais des points d’appui pour structurer un véritable système industriel, cohérent et compétitif. Le lancement à grande échelle de Verkor n’est qu’un début : la véritable bataille se jouera sur la capacité du continent à accélérer, à investir et à coordonner ses efforts. C’est à cette condition seulement que l’Europe pourra espérer exister durablement dans la géopolitique de la mobilité électrique.

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