Nucléaire iranien : « on est dans la guerre informationnelle »

parue le
Tour Azadi

La Tour Azadi ou mémorial des rois est l'un des symboles de Téhéran.

Le Pentagone américain a affirmé avoir « dévasté » le programme nucléaire iranien en juin 2025, avec ses frappes contre les sites d'enrichissement d'uranium de ce pays (Natanz, Ispahan et le complexe souterrain de Fordo). Le directeur de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) Rafael Grossi a quant à lui jugé que l'Iran disposait des capacités techniques pour recommencer à enrichir de l'uranium d'ici « quelques mois ».

Nous avons interrogé à ce sujet Clément Therme, spécialiste de l'Iran chargé de cours à l’université Paul Valéry de Montpellier et chercheur associé à l’Institut international d’études iraniennes (Rasanah). Son ouvrage « Idées reçues sur l’Iran » paraîtra le 28 août 2025 aux éditions Le Cavalier Bleu.  

Quel est l'impact réel des bombardements américains sur le programme nucléaire iranien  ?

Une dizaine de scientifiques, ingénieurs et experts, ont été éliminés. Il y a ainsi une perte de connaissances mais aussi un effet dissuasif pour les ingénieurs susceptibles d'être recrutés. Ce recul intellectuel n'est toutefois que temporaire. Les débuts du programme nucléaire iranien remontent aux années 1950. On ne peut pas changer la stratégie intellectuelle après cet effort de près de 70 ans.

Par ailleurs, cette stratégie n'est pas nouvelle : Israël a déjà effectué des opérations ciblées contre de scientifiques dans les années 2010 et cela n'a pas empêché la trajectoire nucléaire. Il y a donc un effet à court terme sur le recrutement mais pas à long terme sur la stratégie globale.

Concernant les équipements, il est encore trop tôt pour avoir une évaluation globale des dégâts. Il y a des narratifs différents : l'évaluation américaine, politisée, surestime ces dégâts tandis que le Guide suprême iranien Ali Khamenei a tendance à les minimiser. Le ministère iranien des Affaires étrangères exagère quant à lui le bilan pour se victimiser sur la scène internationale. On est dans la guerre informationnelle et une évaluation technique de l'AIEA serait nécessaire.

De nombreuses spéculations existent aujourd'hui : l'Iran a une possibilité de reconstituer les sites nucléaires touchés ou d'en construire éventuellement un encore plus enfoui dans la montagne, ou bien de retarder l'enrichissement en concentrant les efforts sur la production d'un armement conventionnel. Avec une incertitude externe : y aura-t-il d'autres frappes ? 

L'Iran pourrait aussi décider de sortir de l'accord de 2015 et de se retirer du Traité de non-Prolifération nucléaire (TNP) dans l’hypothèse d’un retour (snap back) des sanctions de l’ONU qui peuvent être réactivées par les États européens avant le mois d’octobre 2025. 

Mais l'ambassadeur iranien à l'ONU Amir Saeid Iravani a également annoncé fin juin que l'Iran pourrait transférer ses stocks d'uranium enrichi vers un autre pays en cas d'accord avec les États-Unis sur le programme nucléaire de Téhéran.

Que pourrait changer un renversement du régime des mollahs ?

Il n'y a pas de lien direct et automatique entre les ambitions nucléaires de l'Iran et un changement de régime. Le choix du nucléaire est ancien et le programme iranien s'est accéléré après la crise pétrolière de 1973 sous l'ancien régime impérial.

Un renversement du régime ne changerait pas nécessairement l'ambition iranienne, c'est la perception géopolitique qui évoluerait. Sous la présidence américaine de Jimmy Carter, il existait déjà une crainte de prolifération mais l'Iran était plus vue comme une opportunité commerciale que comme une menace.

C'est donc bien l'évaluation du programme par les chancelleries internationales qui importe. Israël considère que c'est une menace existentielle. La France est très focalisée aussi sur cette question

Quel regard porte la population iranienne sur ce dossier nucléaire ?

C'est une question politique et ancienne : il existait déjà un programme nucléaire sous l'ancien régime. 

La réponse est liée à la présentation du sujet auprès de l'opinion publique. Si tout le monde n'est a priori pas contre le programme nucléaire, sauf les Verts comme en Occident, il existe un débat économique et sur les sources d'énergie les plus pertinentes. Est-ce pertinent d'investir dans le nucléaire dans un pays disposant des 2e réserves mondiales de gaz et des 4e de pétrole ? L'idée du Shah était de garder le gaz pour les exportations. N'est-il pas aujourd'hui préférable d'investir dans le solaire ? 

Des questionnements existaient aussi dans le passé sur le choix de la technologie russe - le Shah n'avait pas voulu travailler avec les Soviétiques et opté pour une technologie européenne qui avait la préférence de la population - mais ces craintes sont passés au second plan suite à l'accident ayant affecté la centrale de Fukushima Daiichi, de technologie japonaise.

Il existe également des préoccupations environnementales, car la centrale de Bouchehr - qui n'était pas visée par les frappes américaines - est située dans une zone sismique. En cas de catastrophe naturelle comme à Fukushima, l'impact se sentirait sur la rive arabe du golfe Persique, ce qui préoccupe notamment les Saoudiens.

Plus généralement, entre une levée des sanctions économiques contre l'Iran et une hausse de l'enrichissement d'uranium, la majorité de la population préfère la première option. Les Iraniens ont un raisonnement très pragmatique sur leur programme nucléaire, qu'ils envisagent si les conditions géopolitiques sont bien réunies.

Comment se positionne aujourd'hui la Russie ?

Le narratif en Occident selon lequel la Russie pourrait soutenir l'Iran ne s'est jamais vraiment vérifié. La Russie est, comme la Chine, opposée et très attentive aux questions de prolifération nucléaire mais elle condamne les outils déployés à cette fin, à savoir les frappes unilatérales.

C'est le paradoxe des États dotés de l'arme qui ont soutenu, pendant la guerre froide, d'autres pays dans leurs programmes nucléaires tout en étant contre la prolifération a priori. C'était déjà le cas de la France qui a aidé le Pakistan et Israël par le passé.

La Russie est impliquée dans le programme nucléaire civil iranien, avec la centrale nucléaire de Bouchehr(1). La construction de cette centrale de design Siemens avait débuté en mai 1975 (ndlr : avant la Révolution Islamique de 1979) par les Allemands mais elle a notamment été retardée par la guerre Irak/Iran (ndlr : entre 1980 et 1988) et a finalement été terminée par les Russes, avec une connexion au réseau en 2012. Il s'agit ainsi du deuxième plus long chantier de réacteur nucléaire civil.

Si le premier réacteur de Bouchehr est en service, deux autres tranches sont toujours en chantier, avec un retard également important qui génère des tensions entre l'Iran et la Russie.

Ce réacteur est déjà alimenté en combustible russe. Comment l'Iran justifie-t-il ses besoins d'enrichissement d'uranium ?

Téhéran justifie l’enrichissement d'uranium comme une question de souveraineté. La rhétorique officielle insiste sur la nécessité de promouvoir l’indépendance plutôt que la dépendance. 

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