Canada : quelle approche de la tarification carbone ?

Normand Mousseau

Professeur de physique à l'Université de Montréal
Directeur académique de l'Institut de l'énergie Trottier à Polytechnique Montréal

Le Canada, 4e producteur de pétrole au monde(1), offre un portrait plutôt mitigé dans le domaine de la lutte contre les changements climatiques depuis 20 ans. Malgré un changement marqué dans le discours national depuis 5 ans, l'élection dans la majorité des provinces de partis opposés à l'action climatique et la forte opposition du secteur pétrolier et gazier limitent grandement la transformation du pays.

De 2006 à 2015, le Canada fut gouverné par Stephen Harper, chef du Parti conservateur, un premier ministre opposé à toute action dans ce domaine. Durant cette période, alors que le gouvernement fédéral adoptait une position proche du déni, plusieurs provinces ont repris le flambeau : la Colombie-Britannique fut la première à imposer un prix sur le carbone, l’Ontario et la Nouvelle-Écosse fermèrent des centrales au charbon et le Québec mit en place d’un marché d’échange de crédits de carbone avec la Californie, marché qui ne compte toujours, aujourd’hui, que ces deux partenaires(2).

Ces mesures provinciales furent prises de manière indépendante, sans coordination, ce qui a grandement réduit leur effet. Couplé à l’accélération de l’exploitation des sables bitumineux, ce bouquet hétéroclite d’approches n'a permis, au mieux, que de stabiliser les émissions canadiennes de gaz à effet de serre (GES) : de 2005 à 2017, celles-ci ont à peine bougé, passant de 730 à 716 Mt.éq.CO2 (après une augmentation de près de 100 Mt.éq.CO2 de 1990 à 2005), malgré l’objectif de les réduire de 30% entre 2005 et 2030(3).

L’élection du gouvernement libéral de Justin Trudeau au niveau fédéral, en 2015, a profondément changé le discours national par rapport aux changements climatiques, en plus d'apporter des mesures concrètes visant la réduction des émissions de GES. Le gouvernement fédéral a imposé un prix sur le carbone (20 dollars canadiens/tonne en 2019(4), ce qui correspond à la pompe à environ 2,3 ¢/l d’essence et 2,7 ¢/l de diesel, avec une augmentation de 10 $/t par année(5) pour atteindre 50 $/t en 2022), aux provinces qui n’avaient pas de système équivalent (taxe ou marché du carbone).

L’originalité de l’approche fédérale est que chaque province peut adopter un système différent à condition que le résultat soit similaire.

Cette taxe fédérale s’applique à la consommation de l’ensemble des hydrocarbures fossiles (produits pétroliers, gaz naturel, charbon) et aux émissions de l’industrie. L’essentiel de l’argent récolté est retourné à l’ensemble des citoyens dans les provinces soumises à la taxe fédérale (sous forme d'un crédit d'impôt remboursable). Des exceptions s’appliquent à certains secteurs de production comme l’agriculture tandis que les émissions industrielles peuvent être totalement ou partiellement soustraites à la taxe pour des raisons de concurrence internationale. L’originalité de l’approche fédérale est que chaque province peut adopter un système différent à condition que le résultat soit similaire. Le Québec peut donc continuer avec son marché du carbone alors que la Colombie-Britannique maintient sa propre taxe sur le carbone.

En parallèle, le gouvernement fédéral a annoncé des mesures réglementaires visant à réduire les émissions « fugitives » liées à l’exploitation et au transport des hydrocarbures fossiles, ce qui devrait mener à une réduction annuelle de 20 Mt.éq.CO2 par rapport à 2012 d’ici 2025(6). Ces efforts sont loin d'être suffisants : les mesures en place, incluant un prix sur le carbone plafonnant à 50 $/t, permettront peut-être d'éviter une augmentation des émissions de GES au Canada mais pas leur réduction significative(7).

En 2019, plus de trois ans après son entrée en poste, le gouvernement Trudeau a aussi créé plusieurs structures devant lui permettre d’accélérer la transition énergétique, dont le Centre canadien de l'information énergétique (qui a pour mandat d'offrir un meilleur accès aux données liées à l'énergie) et l'Institut canadien pour des choix climatiques (dont le mandat est d'offrir des recommandations quant aux politiques publiques nécessaires pour atteindre les objectifs gouvernementaux en matière climatique)(8). Il est encore trop tôt pour évaluer l'impact de ses structures sur la politique climatique au Canada.

Malgré ces pas vers l’avant, le gouvernement fédéral continue de soutenir le développement de l’industrie fossile, par des subventions directes et indirectes et des actions directes telles que l'achat d'un oléoduc afin de tripler son débit(9). En parallèle, il a repoussé à plusieurs reprises sa révision de la loi sur les biocarburants, pourtant très affaiblie par rapport à sa version initiale, démontrant l’influence des lobbys qui favorisent le statu quo.

Élections au niveau fédéral et dans les provinces : une dynamique différente

Alors que les Canadiens ont choisi d'élire (et de réélire) le parti libéral de Justin Trudeau au niveau fédéral, ils ont, depuis 2017, opté majoritairement dans les provinces pour des partis conservateurs ou de droite opposés aux actions de lutte contre les changements climatiques ou relativement « neutres » à ce sujet.

Ainsi, en 2018, l’Ontario a élu un gouvernement conservateur qui s’est retiré du marché du carbone, a annulé des contrats d’approvisionnement en énergie renouvelable et a aboli la plupart des programmes de subvention à l’économie et aux énergies « vertes ». Quelques mois plus tard, les Québécois portaient au pouvoir la Coalition pour l’avenir du Québec (CAQ), le seul parti politique à n’avoir aucun programme environnemental ou climatique digne de ce nom. Au printemps 2019, les conservateurs battaient le gouvernement néo-démocrate à plates coutures en Alberta en s’attaquant, entre autres, à toutes les mesures destinées à la lutte contre les changements climatiques. Ces provinces, et plusieurs autres, se sont aussi liguées contre la taxe fédérale sur le carbone et plusieurs recours judiciaires déposés par celles-ci se trouvent présentement devant les tribunaux. On observe donc depuis près de deux ans un recul massif dans les mesures provinciales visant à réduire les émissions de GES. Seul espoir : la CAQ a fait amende honorable, au moins dans son discours, et annonce désormais qu'elle déposera ce printemps un programme ambitieux d’électrification pour la prochaine décennie.

La réélection de Justin Trudeau à l'automne 2019, alors que les deux tiers des électeurs ont voté pour un parti avec une solide « plateforme environnementale »(10), montre la confusion des Canadiennes et des Canadiens face à cet enjeu. Ainsi, les résultats d'un sondage effectué sur une année auprès de plus de 33 000 Canadiens montrent une population qui croit (à 72%) que le Canada devrait être un chef de file dans la lutte aux changements climatiques, mais qui n'est pas convaincue du meilleur moyen pour y parvenir(11). Sans surprise, ces chiffres montrent des variations majeures entre les régions productrices de gaz et de pétrole et celles qui n'en ont pas : si 83% des Québécois reconnaissent le rôle des activités humaines dans le réchauffement climatique, seulement 50% des Albertains et des Saskatchewanais font de même.

Seulement 46% des Canadiens soutiennent la mise en place d'un prix sur le carbone...

Malgré la reconnaissance majoritaire de la responsabilité humaine dans le réchauffement climatique et la volonté que le Canada agisse, l'absence d'un message clair confond les citoyens. Ainsi, seulement 46% des Canadiens soutiennent la mise en place d'un prix sur le carbone même si, dans la majorité du pays (à l'exception notable du Québec), l'argent perçu est retourné complètement aux citoyens sous forme d'un versement forfaitaire.

La confusion des citoyens est entrevue par les contradictions internes du monde politique : en dépit des discours et de promesses d’adopter des objectifs plus ambitieux de la part des politiciens les plus engagés dans la lutte aux changements climatiques, les mesures capables de livrer une réduction réelle et significative des émissions de GES ne sont toujours pas au rendez-vous. Au cours des dernières années, les réductions importantes d’émissions au Canada sont essentiellement le fait de fermeture d’industries fortement émettrices (particulièrement pâtes et papiers) et de centrales thermiques au charbon. Pendant ce temps, le prix donné au carbone reste encore beaucoup trop faible pour avoir un impact sur la consommation des hydrocarbures fossiles et les mesures réglementaires significatives - que ce soit pour les biocarburants, les bâtiments, l’industrie et le transport - manquent toujours à l’appel.

Cette absence de résultats peut expliquer pourquoi les Canadiens choisissent des élus qui favorisent le statu quo. Si cette approche permet de canaliser les frustrations citoyennes vers les structures politiques en place et évite l'émergence d'un contre-pouvoir populaire, tel que le mouvement des gilets jaunes en France, elle empêche le déploiement des mesures concertées et intégrées de lutte contre les changements climatiques. Cela contribue au désabusement populaire, en limitant l'impact réel des efforts actuels et la transformation nécessaire de l'économie canadienne, qui se concentre, dans plusieurs provinces à tout le moins, sur la production d'hydrocarbures fossiles et peine à se diversifier.

À la lumière du blocage des deux dernières décennies en matière de lutte contre les changements climatiques, il y a tout lieu de croire que l'action climatique efficace au Canada exigera une transformation en profondeur des relations entre les provinces elles-mêmes, entre les provinces et le gouvernement fédéral et entre l'ensemble de ces gouvernements et les peuples autochtones. Il ne s'agit pas d'ouvrir la constitution canadienne ; cette tâche est presque impossible, comme on a pu le constater à plusieurs reprises depuis 1982(12). Il faut plutôt installer une maturité dans les échanges et faire comprendre à l'ensemble des gouvernements leur intérêt à collaborer et à travailler des dossiers régionalement et nationalement.

L’exemple européen, dont les déboires dans la première phase de déploiement du marché du carbone ont permis de tirer des enseignements et de créer un marché beaucoup plus efficace entre le Québec et la Californie, pourrait être utile pour les prochaines années. Le mouvement des gilets jaunes montre aux divers paliers de gouvernement l’importance de mener une approche perçue comme « juste ». La collaboration entre les divers États, via l’Union européenne ou par des échanges directs, montre par ailleurs l’intérêt que les provinces auraient à travailler ensemble, sans attendre la concertation fédérale. Malheureusement, le monde politique canadien ne semble pas être prêt à passer à la vitesse supérieure dans la lutte contre les changements climatiques. Et les signes du passage à l'âge adulte pour la classe politique se font encore attendre…

Sources / Notes

  1. World Energy Outlook 2019, Agence international de l’énergie.
  2. L’Ontario a rejoint ce marché brièvement en 2018, avant d’en sortir avec l’élection de Doug Ford et du Parti progressiste conservateur.
  3. Rapport d’inventaire national 1990-2017 : Sources et puits de gaz à effet de serre au Canada, Environnement et Changements climatiques Canada (2019).
  4. Au 31 mars 2020, 1 $ canadien équivaut environ à 0,64 €.
  5. Ce prix devrait passer à 30 $/t en avril 2020.
  6. Rapport d’inventaire national 1990-2017 : Sources et puits de gaz à effet de serre au Canada, Environnement et Changements climatiques Canada (2019).
  7. Perspectives énergétiques canadiennes : Horizon 2050, Institut de l’énergie Trottier et Pôle e3, Langlois-Bertrand, Simon, Kathleen Vaillancourt, Olivier Bahn, Louis Beaumier, Normand Mousseau (2018).
  8. L’auteur est membre du Conseil d'administration de l'ICCC.
  9. À la fin mai 2018, le gouvernement fédéral de Justin Trudeau a acheté l’oléoduc Trans Mountain, qui relie l’Alberta au Pacifique, via la Colombie-Britannique, afin de mener à bien le projet d’expansion (visant à faire tripler la capacité de l’oléoduc de 300 000 à 890 000 barils par jour) dans un contexte d’opposition majeure et d’instabilité des prix du pétrole. Cette décision est fortement contestée par les groupes environnementalistes.
  10. Le Parti libéral du Canada, le Nouveau Parti démocratique, le Bloc québécois et le Parti vert avaient tous « une plateforme environnementale forte ».
  11. Sondage d’Advanis réalisé sur le web sur un échantillon aléatoire de 33 000 Canadiens entre novembre 2018 et décembre 2019.
  12. La Loi constitutionnelle de 1982 est l'un des deux textes fondamentaux de la Constitution du Canada.

Auteur de plusieurs livres les questions énergétiques et climatiques, coprésident de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec en 2013-2014, Norman Mousseau est un des fondateurs de l'Accélérateur de transition, un organisme de charité visant à décarboner l'économie canadienne, et est membre du conseil d'administration de l'Institut canadien pour des choix climatiques.

Commentaire

Yvan Cliche

Excellent tour d'horizon de la situation canadienne sur le sujet. Il est vrai que l'absence de concertation balkanise les efforts du Canada en réduction de GES.

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