La Chine, l’Asie et le pic des émissions mondiales de CO2

Christian de Perthuis

Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine - PSL

Fondateur de la Chaire Économie du Climat

« Le continent asiatique est critique pour tous les aspects du réchauffement global : ses causes, ses implications historiques et philosophiques, et la possibilité d’une solution globale à y apporter », nous rappelle le romancier indien Amitav Ghosh dans son essai The Great Derangement.

Tant qu’elles ont été maintenues sous l’éteignoir colonial, les économies asiatiques n’ont guère contribué au réchauffement planétaire : en 1950, l’Asie contribuait à hauteur de 6% aux rejets mondiaux de CO2 d'origine fossile. Leur émergence a totalement changé la donne : en 2024, l’Asie compte pour 56 % des émissions mondiales de CO2 d’origine fossile (production de ciment incluse). La Chine et l’Inde pour respectivement 32% et 9%. De leurs décisions dépendra largement la possibilité, ou non, de passer le pic mondial des émissions durant la décennie 2020.

La Chine et ses objectifs climatiques

Au titre de l’accord de Paris, la Chine s’est engagée à atteindre la neutralité carbone d’ici 2060 et son pic d’émission d’ici 2030. Au plan interne, cela se traduit par un objectif de réduction de l’intensité carbone (ratio émissions de CO2/PIB en volume) de 65% entre 2005 et 2030.

  • Entre 2005 et 2020, la Chine a pris de l’avance sur cet objectif. Les baisses simultanées du rythme de croissance de l’économie et de son intensité énergétique ont conduit à un ralentissement prononcé des émissions durant la décennie 2010. L’intensité carbone de l’économie a reculé de 48%, soit un peu plus que l’objectif de 40-45% fixé par les autorités à cette échéance.
     
  • Entre 2020 et 2024, le pays a en revanche pris du retard. Confronté aux effets en chaine de la crise immobilière, les autorités ont donné la priorité à l’extension des capacités industrielles permettant de moderniser l’économie et de chercher des débouchés à l’exportation. Le rythme de croissance s’est à peu près stabilisé, mais son intensité énergétique est reparti à la hausse, et avec elle les émissions de CO2. La Chine s’est alors éloigné de l’objectif d’une réduction de 65% de l’intensité carbone entre 2005 et 2030.

Pour atteindre son objectif climatique en 2030, la Chine devra, à rebours de ce qui a été observé entre 2020 et 2024, accélérer la décarbonation de son économie. Mission impossible ? Tout dépend de l’interprétation que l’on a des évolutions récentes.

La baisse récente des émissions : aléa conjoncturel ou changement structurel ?

Grâce au CREA, centre finlandais de recherche en énergie, on dispose d’un tableau de bord mensuel des émissions chinoises de CO2 et d’une expertise de qualité fournie par Lauri Myllyvirta dont nous reprenons une grande partie des analyses.

Évolution des émissions de CO2 chinoises

  • Les émissions chinoises de CO2 d'origine fossile ont reculé de 1,4% au premier trimestre 2025 comparées au 1er trimestre 2024. Une fois gommées les fluctuations de court terme, ces émissions semblent avoir atteint leur pic en février-mars 2024.
     
  • Les émissions du secteur électrique (58% du total) ont cessé de croître alors même que la consommation d’électricité a été dynamique, ce qui signifie que la totalité de sa croissance a été obtenue grâce à de l’électricité décarbonée, principalement le solaire et l’éolien dont le déploiement a battu en 2024 et début 2025 tous les records antérieurs.
     
  • À l’exception des émissions du charbon utilisé par l’industrie chimique, les émissions des autres secteurs sont également en recul. Ce recul est prononcé pour le ciment qui subit les contrecoups de la crise immobilière. La modération des émissions liées aux transports terrestres reflète le rythme sans pareil d’électrification des bus, des voitures particulière et, plus récemment, des véhicules utilitaires et des camions. Hors transport aérien, le développement de la mobilité chinoise impacte bien moins la consommation de pétrole que dans les autres pays.

Ce n’est pas la première fois que les émissions chinoises sont sur le reculoir. Au milieu de la décennie 2010, elles avaient déjà baissé sous l’injonction du gouvernement central qui avait imposé aux provinces la fermeture des centrales thermiques et de certaines usines les plus polluantes. Mais cette injonction avait été de courte durée, les émissions repartant ensuite de plus belle. En 2022, la politique de confinement a également provoqué un recul qui s’est inversé dès que les contraintes sanitaires ont été assouplies.

L’évolution récente est d’une autre nature. Du fait de ses investissements massifs dans le solaire et l’éolien, le stockage de l’électricité, et avec un complément d’hydraulique et de nucléaire, le pays peut injecter trois fois plus d’électricité bas carbone dans le système qu’il y a dix ans. Cette électricité permet de faire face à l’électrification des usages, notamment dans le transport, sans générer d’émissions supplémentaires.

Ce schéma correspond dans les grandes lignes, aux scénarios de décarbonation de l’AIE. Il devrait se prolonger, et probablement s’accélérer dans les années qui viennent. La Chine a déjà indiqué qu’elle comptait mettre le pied sur l’accélérateur en matière de transition bas carbone, en réaction à la stratégie trumpienne en faveur des énergies fossiles. Elle va également renforcer sa pénétration commerciale dans les autres pays asiatiques, tant en matière d’électrification des transports terrestres que d’infrastructures fournissant de l’électricité renouvelable.

Pic chinois, pic asiatique et pic mondial des émissions

Notre pronostic est donc que la Chine a atteint le pic de ses émissions et pourrait amorcer un recul significatif grâce à son stock sans équivalent d’infrastructures et de biens d’équipement de la transition bas carbone.

La situation se présente différemment en Inde, où l’accroissement des capacités électriques décarbonées ne suffira probablement pas à répondre à la demande, qui restera très forte d’ici à 2030. L’Inde devra continuer à investir, de façon déclinante, dans du fossile pour son approvisionnement électrique et ses besoins en énergie non électrique. C’est également le cas d’autres pays comme l’Indonésie et le Viêt-Nam ou les émissions de CO2 fossile ont également augmenté plus rapidement qu’en Chine au cours de la dernière décennie.

L’inconnue indienne réside dans le niveau où peut se stabiliser la demande d’énergie. Sa consommation d’énergie par habitant et ses émissions par tête atteignent moins du tiers de celles de la Chine. Si le pays parvient à rester sobre tout en couvrant les besoins énergétiques essentiels, il pourra amorcer d’ici une dizaine d’années le désinvestissement des énergies fossiles et passer le pic d’émissions avec des rejets par habitant de l’ordre de 3 à 4 tonnes de CO2, quand la Chine va passer le sien vers 8 tonnes. Ce serait une première mondiale.

Émissions de CO2 par habitant

Ghosh avait attiré notre attention. Ce qui se passe en Asie est déterminant pour le scénario climatique global. L’information majeure de notre parcours asiatique est que les deux géants asiatiques pourraient passer le pic d’émissions avec des rejets de CO2 par tête bien inférieurs à ceux des pays d’industrialisation ancienne au moment de leurs propres pics : 20 t/hab aux États-Unis (2005) et 12 t/hab dans l’Union européenne (1979). Cela laisse une fenêtre entrouverte pour limiter le réchauffement en dessous de 2°C.

Sources / Notes

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