Les prix de l’électricité, entre logique économique et contraintes politiques

Jacques Percebois – Professeur à l’Université Montpellier I

Professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)

Selon la Ministre en charge de l’énergie, le prix de l’électricité devrait augmenter de 2,5% au 1er août 2015 pour les particuliers alimentés au tarif réglementé de vente (TRV bleu) ; il devrait rester stable pour les petits professionnels qui ont souscrit ce tarif bleu. La Commission de Régulation de l’Energie (CRE) indique dans un rapport récent qu’il faudrait une augmentation de 8% à la même date si l’on veut respecter les textes législatifs en vigueur.

Comme à chaque fois qu’il s’agit de modifier le prix de l’électricité en France, les arguments économiques et les considérations politiques se télescopent et les décisions prises ne font que repousser le problème, en l’amplifiant souvent. D’où l’idée qu’il faudrait peut-être mettre fin en France, comme cela est déjà le cas dans d’autres pays de l’Union européenne, au maintien de tels tarifs réglementés. En réalité, c’est une refonte complète du mode de fixation des prix de l’électricité qui s’imposera à nous dans un futur proche.

Pourquoi des TRV ?

Au 1er janvier 2016, les tarifs réglementés de vente proposés par EDF doivent disparaître, sauf les tarifs bleus souscrits par les particuliers et les petits professionnels pour lesquels la puissance souscrite ne dépasse pas 36 kVA. Les tarifs jaunes et verts n’existeront plus et tous les professionnels encore alimentés à ces tarifs réglementés devront souscrire des contrats dits en « offre de marché » (c’est déjà le cas pour beaucoup d’entre eux).

Rappelons que seul l’opérateur historique peut proposer des TRV, les contrats en offre de marché pouvant être souscrits aussi bien auprès d’EDF que de ses concurrents. C’est la conséquence logique du processus de libéralisation de l’industrie électrique impulsé depuis 2000 au sein de l’Union européenne ; mais le gouvernement veut maintenir des TRV pour des raisons essentiellement sociales et politiques, dans le but de protéger les petits consommateurs.

Comment sont calculés les TRV ?

Jusqu’en novembre 2014, les TRV devaient être fixés en théorie de façon à couvrir les coûts comptables de l’opérateur historique EDF (coûts de production, d’utilisation des réseaux publics de transport et de distribution, de commercialisation, y compris une « marge raisonnable »).

Le décret du 28 octobre 2014 a modifié les choses et les TRV doivent désormais être calculés par « empilement » de diverses composantes mais de façon à garantir la « contestabilité » de ce tarif réglementé par les fournisseurs alternatifs qui ne peuvent proposer que des contrats en offre de marché.

C’est la conséquence de la loi NOME de décembre 2010 qui prévoit que les TRV doivent, au plus tard fin 2015, converger vers une construction qui empile le prix de l’ARENH (coût du nucléaire de base), le complément marché (coût du thermique d’appoint), le coût d’acheminement sur les réseaux et les coûts de commercialisation (marge incluse). A cela s’ajoutent la CSPE (contribution au service public de l’électricité), contribution destinée pour l’essentiel à couvrir le surcoût lié au mécanisme des prix d’achat garantis accordés aux énergies renouvelables, ainsi que les diverses taxes dont la TVA.

Le prix payé par le consommateur final doit donc s’élever alors même que le prix spot de l’électricité baisse.

Ce surcoût correspond à la différence entre le prix d’achat garanti (feed-in tariff) aux renouvelables et le prix de l’électricité observé sur le marché de gros européen de l’électricité (prix spot). Dans un contexte de surcapacité électrique et de demande électrique atone du fait de la crise économique, l’injection massive d’électricité éolienne et photovoltaïque rémunérée hors marché à un prix garanti avantageux a tendance à faire chuter le prix de gros (lequel devient parfois négatif) et à accroître mécaniquement la CSPE. Le prix TTC payé par le consommateur final doit donc s’élever alors même que le prix spot de l’électricité baisse.

Aujourd’hui, le prix de gros est parfois inférieur à l’ARENH (au départ destiné à permettre aux concurrents d’EDF d’acquérir de l’électricité nucléaire à prix coûtant, soit environ 42 euros/MWh) qui devient de facto une « option gratuite » pour les alternatifs, et certains se demandent s’il ne faudrait pas mettre fin de façon anticipée au mécanisme de l’ARENH (prévu jusqu’en 2025 par la loi). En 2015, les prix de marché de gros retenus par la CRE sont estimés à 42,7 euros/MWh en base et 55,4 euros/MWh en pointe.

Le TRV bleu est ainsi la somme de trois composantes qui représentent chacune un tiers environ de ce prix TTC (en moyenne, le MWh coûte 150 euros TTC pour un client domestique, soit 15 centimes d’euro le kWh) : la composante fourniture (coût de production de l’électricité sortie centrale nucléaire et/ou centrale thermique) qui correspond à une moyenne des prix observés sur le marché de gros, la composante TURPE (tarif régulé d’accès aux réseaux, fixé par la CRE), la composante taxes et contributions assimilées (CSPE, taxes locales et TVA).

Pourquoi faut-il augmenter les TRV ?

Il y a un an, la Ministre en charge de l’Energie avait annulé la hausse de 5% prévue au 1er août 2014 et décidé de revoir la formule de calcul des TRV (ce n’était pas la première fois que les pouvoirs publics renonçaient à ajuster les tarifs en fonction des coûts). Suite à la mise en place de la formule dite « d’empilement », les TRV avaient été augmentés de 2,5% au 1er novembre 2014.

Le manque à gagner d’EDF est estimé à près de 2 milliards d’euros.

Ainsi les coûts comptables d’EDF n’étaient plus systématiquement couverts, comme le prévoyait pourtant la formule initiale, et cela ne faisait qu’aggraver les choses puisque les augmentations qui auraient été nécessaires en 2012 et 2013 n’avaient pas non plus été accordées en totalité. C’est notamment la répercussion de la CSPE dans le tarif qui a été systématiquement sous-estimée.

Le manque à gagner d’EDF est ainsi estimé aujourd’hui à près de 2 milliards d’euros par la CRE. L’augmentation de 8% recommandée par la CRE  tient compte de ce rattrapage nécessaire (- 1% si on applique la formule nouvelle et + 9% du fait du rattrapage). Le gouvernement a choisi une fois de plus un compromis en optant pour une hausse de 2,5% mais c’est un compromis politique. Le rattrapage est une fois encore repoussé… avant peut-être d’être purement et simplement annulé un jour.

En quoi des TRV sous-évalués sont-ils gênants ?

C’est d’abord un handicap pour EDF qui doit faire face à des investissements importants pour prolonger la durée de fonctionnement du parc nucléaire actuel (coûts dit « de jouvence » de l’ordre de 55 milliards d’euros au moins) ; c’est gênant à un moment où le gouvernement demande que l’entreprise publique prenne une participation majoritaire dans le capital d’Areva (projet d’une filiale en charge de la construction des réacteurs nucléaires).

C’est un manque à gagner pour l’Etat qui est l’actionnaire majoritaire d’EDF (l’Etat détient près de 85% du capital d’EDF) puisque cela minore le résultat d’EDF et réduit en conséquence les dividendes versés.

C’est une « barrière à l’entrée » pour les concurrents d’EDF qui auront un peu plus de mal à offrir des offres de marché attrayantes puisque les TRV sont plus bas qu’ils ne devraient l’être. C’est donc un mauvais signal envoyé à la Commission européenne.

Des prix inférieurs aux coûts favorisent surtout les ménages les plus aisés...

C’est surtout un mauvais signal envoyé au marché et un mauvais service à rendre au consommateur final car cela entretient le « cercle vicieux des subventions » collectivement coûteux. On subventionne les énergies renouvelables au-delà du raisonnable, ce qui fait baisser le prix spot de l’électricité mais accroît la CSPE ; on refuse ensuite de répercuter en totalité les coûts (dont la CSPE) dans le TRV, ce qui n’incite pas le consommateur final à engager des dépenses de maîtrise de l’énergie et peut l’encourager à consommer davantage d’électricité (« effet rebond »). Et du coup on subventionne ce même consommateur pour qu’il fasse des investissements d’économies d’énergie (déductions fiscales ou aides diverses).

Ajoutons que des prix inférieurs aux coûts favorisent surtout les ménages les plus aisés qui consomment plus d’électricité que les ménages les plus modestes et les subventions croisées se font donc des pauvres vers les riches. Mieux vaut dans ce cas fixer le « juste prix », celui qui est calé sur les coûts, et aider ceux qui en ont besoin par des tarifs spéciaux, comme le recommandait déjà en son temps le Rapport Simon Nora (1967) qui préconisait une « politique de vérité des prix pour les services publics ». 

Vers une refonte tarifaire ?

Des réformes s’imposent et certaines d’entre elles sont déjà prévues par la loi de transition énergétique.

On va progressivement abandonner les « feed-in tariffs » au profit des « feed-in premiums » pour ce qui est des aides apportées au développement des renouvelables, ce qui est une bonne chose. Les investisseurs vendront leur électricité au prix du marché de gros et recevront un complément de revenu (une prime) par MWh injecté ou par MW installé, laquelle devrait être fixée ex post pour tenir compte de la rentabilité réelle de l’opération et devrait donc limiter « l’effet d’aubaine » observé souvent avec des prix garantis trop élevés sur une longue période. Le montant de la CSPE ne devrait donc plus croître de façon exponentielle et certains proposent d’en étendre l’assiette aux énergies concurrentes (le gaz et les produits pétroliers) ; les consommateurs d’électricité ne seront plus les seuls à payer cette aide aux renouvelables. Cet élargissement de l’assiette peut toutefois se discuter car il sera générateur de subventions croisées entre consommateurs d’énergies concurrentes.

Il faut rémunérer la puissance installée et pas seulement le kWh produit.

On va mettre en place un « marché de capacité » qui devrait garantir que les investissements de puissance nécessaires pour passer la pointe électrique seront bien réalisés ; une tarification « energy only » ne suffit pas à inciter à construire des centrales qui ne seront pas suffisamment appelées sur le réseau pour être rentables ; il faut donc rémunérer la puissance installée et pas seulement le kWh produit.

On va mettre en place un « marché de l’effacement » qui devrait rémunérer les consommateurs qui réduiront leur appel de puissance aux heures les plus chargées de l’année ou lorsque des congestions seront prévues sur les réseaux de transport et de distribution. La mise en place des compteurs et réseaux dits « communicants » devrait faciliter les choses et on peut concevoir une tarification dite « en temps réel » qui s’adapterait aux tensions observées entre l’offre et la demande d’électricité plusieurs fois dans la journée en fonction des contraintes de réseaux.

Le développement des réseaux intelligents va s’accompagner du développement de services nouveaux...

Une réforme de la structure du TURPE est aujourd’hui nécessaire, surtout si l’on veut favoriser l’autoconsommation de certaines formes d’énergie renouvelable. Les péages d’accès aux réseaux fixés par la CRE s’appliquent au kWh transité sur ces réseaux. Un producteur de photovoltaïque qui consomme la moitié de sa production et qui donc achète le solde sur le réseau souscrira la même puissance que celle qu’il avait souscrite lorsqu’il achetait la totalité de sa consommation mais il ne paiera le TURPE qu’à concurrence de la quantité de kWh achetée au réseau (le manque à gagner pour ERDF sera reporté sur les autres consommateurs). Un consommateur qui souscrira une puissance garantie qu’il n’utilisera pas, ne participera pas ou peu au financement du réseau mais le gestionnaire du réseau devra tenir compte de cette puissance souscrite pour dimensionner son réseau. Il faut donc que la part fixe du TURPE soit réajustée fortement à la hausse au détriment de la part variable.

Le développement des réseaux intelligents va s’accompagner du développement de services nouveaux (relève à distance, suivi de consommation, optimisation dans la programmation des équipements utilisateurs, informations sur les tarifs proposés, etc.). Il est probable que les fournisseurs d’électricité, voire d’énergie, ne seront pas les seuls sur ce segment commercial lucratif. Les opérateurs de télécommunications ou d’internet peuvent fort bien se positionner sur ce segment (certains craignent même un processus « d’ubérisation » de telles activités). Il faut donc s’attendre demain à des offres tarifaires innovantes pouvant aller d’une tarification évoluant toutes les quinze minutes à une tarification de type forfaitaire (tarif à la seule puissance avec possibilité d’accès quasi illimitée à cette puissance sans coût supplémentaire lié au taux d’utilisation de la puissance), tarification par « blocs d’électricité » mis aux enchères, comme cela a d’ailleurs été observé dans la téléphonie mobile.

C’est une raison pour s’interroger sur la pérennité des TRV et se demander s’il ne faudrait pas les supprimer, même pour les particuliers, en incitant tous les consommateurs à opter pour des contrats en offre de marché sachant que, pour l’électricité comme pour les autres produits, la palette des offres sera très large demain donc adaptée à tous les profils de consommation. Cela ne remettra pas en cause les tarifs sociaux mais risque de compromettre l’un des acquis de la nationalisation de 1946 : la péréquation spatiale des tarifs.

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