UE – Chine : deux modèles de compétitivité décarbonée

Tuong-Vi An-Gourfinkel

Consultante en climate tech et ancienne responsable des programmes d’accélération cleantech au sein de Business France à San Francisco.

Pourquoi Pékin accélère plus vite que Bruxelles

À la COP30, Européens et Chinois n’affichent qu’une coopération minimale autour de l’Accord de Paris. Derrière une convergence de façade se dessinent deux trajectoires opposées. L’Europe tente de renforcer sa résilience énergétique ; la Chine cherche à consolider son ascension et à redéfinir les rapports de force du monde bas carbone. Comprendre le « comment » et le « pourquoi » de cette divergence est devenu indispensable pour anticiper les trajectoires industrielles et géoéconomiques qui détermineront qui produit, qui dépend et qui décide.

Construire le cadre réglementaire vs. construire les usines

Malgré des relations économiques crispées, un point rassemble l’UE et la Chine : la décarbonation n’est plus un simple impératif climatique, mais un levier de puissance industrielle. Mais la réalité industrielle les sépare très vite.

La Chine produit environ 60% des terres rares mondiales et contrôle entre 85% et 90 % de l’étape la plus stratégique de leur transformation(1), le midstream, durant laquelle les minerais sont raffinés, séparés et convertis en matériaux industriels utilisés dans les batteries, les panneaux solaires ou les aimants permanents. À cela s’ajoute une domination tout aussi marquée de l’aval de la chaîne de valeur : Pékin détient plus de 80% des capacités manufacturières solaires et produit plus des trois quarts des batteries lithium-ion mondiales(2).

De son côté, l’UE a développé le marché carbone le plus robuste au monde (ETS), mis en place l’équivalent d’une taxe carbone aux frontières avec le Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF ou CBAM en anglais), élaboré une taxonomie orientant les investissements vers les secteurs verts et imposé des standards environnementaux devenus des références internationales. Mais en 2025, cette élégance institutionnelle révèle une faiblesse de taille : la capacité industrielle n’a pas suivi la vision politique. Cette asymétrie permet à Pékin de contrôler le rythme, le coût et, dans une certaine mesure, la faisabilité de la transition énergétique européenne. Le secteur européen des énergies propres source encore 98% de ses terres rares en Chine selon la Commission européenne(3). Une dépendance d’autant plus vulnérable que Pékin a renforcé ses contrôles d’exportation en 2025 – suspendus pour un an seulement – rappelant que l’accès européen aux terres rares reste soumis au bon vouloir chinois.

Résilience industrielle vs. refondation civilisationnelle

Réduire cette asymétrie à une simple opposition entre règles et usines serait pourtant insuffisant. Elle renvoie d’abord à deux visions politiques de ce que doit être la puissance industrielle dans un monde bas carbone.

Dans le monde occidental, l’UE a été précurseur en faisant de la décarbonation non plus une contrainte à gérer, mais un levier de compétitivité industrielle. Cette logique, qui structure le Green Deal depuis 2019(4), vise avant tout la résilience : sécuriser les chaînes de valeur, protéger les industries exposées, stabiliser un système existant.

Mais cette stratégie demeure fondamentalement défensive. L’essentiel de l’arsenal européen sert ainsi à corriger et ajuster ce qui existe déjà plutôt qu’à bâtir de nouvelles capacités : l’ETS discipline les comportements sans produire d’usines ; le CBAM protège les secteurs vulnérables sans conquérir de marchés ; la taxonomie oriente les capitaux vers des technologies déjà matures jugés « sûrs », au détriment des filières émergentes, qui nécessitent pourtant du risque et du capital patient pour exister. C’est la logique d’une économie mature : elle optimise un système, mais peine à en créer un autre. Or la transition énergétique exige exactement l’inverse : investir massivement, produire à grande échelle, absorber des pertes initiales et intégrer des chaînes de valeur complètes pour faire émerger de véritables acteurs industriels.

De son côté, malgré la poursuite du charbon, la Chine s’inscrit depuis vingt ans dans une logique de « civilisation écologique », inscrite dans sa Constitution en 2018. Cette doctrine poursuit deux ambitions étroitement liées. La première est l’autonomie stratégique : la maîtrise des technologies énergétiques est perçue comme le socle d’une souveraineté retrouvée, destinée à éviter la dépendance géopolitique vécue à l’ère pétrolière. La seconde est une renaissance identitaire : la transition est intégrée à un récit national qui vise à corriger les déséquilibres hérités du « siècle des humiliations » et à replacer la Chine comme leader d’un monde multipolaire. Dans cette perspective, la décarbonation n’est pas un exercice défensif destiné à préserver l’industrie existante ; elle est une stratégie offensive qui privilégie le futur sur le présent.

Stratégie de demande vs. stratégie d’offre

Portée par l’idée qu’elle accomplit une mission historique, la Chine s’appuie sur une tradition ancienne de planification centralisée. L’État-parti aligne entreprises publiques, provinces et système financier, mobilise des subventions massives, oriente les prêts et sélectionne ses champions industriels avant de déployer les infrastructures nécessaires. Cette logique l’amène à mener une politique de l’offre : elle construit d’abord les capacités, les réseaux et les usines qui rendent la transition matériellement inévitable. À l’inverse, l’Europe, en raison de sa structure libéralisée et de la dispersion de ses compétences, mise principalement sur la demande pour transformer son système. Elle agit au moyen de signaux-prix, de mécanismes de marché, de normes et d’incitations pour modifier les comportements.

L’opposition est visible dans leurs instruments. L’Europe discipline notamment la demande avec un prix du carbone très élevé, quasiment dix fois supérieur à celui de la Chine, tandis que Pékin accélère la transition mondiale en inondant les marchés de technologies propres à très bas coût, quitte à créer de la surcapacité. Cette dynamique explique pourquoi la Chine peut faire baisser les coûts mondiaux des renouvelables sans réduire immédiatement sa propre consommation de charbon. Elle cherche avant tout à préserver son avantage industriel tout en consolidant son rôle de fournisseur incontournable.

Cross-comparaison of China en Global Compliant Market PricesEn produisant à très bas coût et en équipant massivement les pays émergents en panneaux solaires, batteries et infrastructures de réseau, la Chine diffuse en même temps ses propres normes techniques(5). Celles-ci s’imposent par l’usage, tout simplement parce que les équipements chinois deviennent la base matérielle des systèmes énergétiques locaux.

Le contraste avec l’Europe est net. Le « Brussels Effect »(6) reposait jusqu’ici sur la force d’un marché suffisamment vaste et attractif pour que les entreprises mondiales adoptent spontanément les normes européennes. Mais cette influence s’effrite dès lors que l’Europe ne fournit plus les équipements. Sans base industrielle capable d’équiper les marchés émergents, ses normes cessent de se diffuser naturellement. L’Europe reste une puissance réglementaire, mais pour continuer à peser, elle doit retrouver une capacité de production qui rende ses standards crédibles et réellement applicables.

China's cleantech exports by technology and destination

L’Europe face au réel : une réindustrialisation sélective

Face à une Chine qui avance par l’échelle et l’intégration verticale, l’Europe ne pourra ni reproduire une planification centralisée ni rattraper vingt années d’industrialisation accélérée. En revanche, elle peut encore s’appuyer sur ses propres forces, comme l’innovation, la qualité, la maîtrise des standards et l’intégration des systèmes, à condition de concentrer ses efforts.

Le mouvement est déjà engagé. Le Critical Raw Materials Act(7), le Clean Industrial Deal(8), la relance du midstream en France(9), en Suède et en Norvège, le soutien aux filières batteries et électrolyse, les marchés porteurs et les commandes publiques ont commencé à reconstituer un noyau industriel.

Malgré ces premiers progrès, plusieurs obstacles majeurs freinent encore la montée en puissance industrielle de l’Europe. Le coût de l’énergie demeure trop élevé pour les filières électro-intensives, les autorisations restent trop lentes pour accompagner des cycles industriels rapides et les chaînes de valeur restent fragmentées entre vingt-sept stratégies nationales. À cela s’ajoutent une aversion persistante au risque industriel, un marché intérieur trop limité pour absorber les premiers surcoûts et une difficulté politique à financer des capacités à perte pendant les années déterminantes où se créent les futurs leaders. Tant que ces verrous ne seront pas levés, l’Europe restera en position défensive face à des concurrents qui assument pleinement la vitesse, l’intégration et la prise de risque nécessaires pour dominer les industries bas carbone.

Dans sa configuration actuelle, l’Union n’est pas en mesure d’assumer les choix qu’impliquerait une stratégie industrielle réellement offensive. Elle ne peut ni unifier sa politique énergétique, ni déployer des subventions massives comparables à celles des États-Unis, ni adopter une planification explicite, ni engager un rapport de force clair avec la Chine, ni simplifier radicalement ses procédures. Le problème ne tient pas à un manque de moyens mais à un manque de coordination et de cohérence stratégique. 

Sans un changement d’échelle et de culture stratégique, l’Europe restera une puissance normative dans un monde façonné par ceux qui produisent.

La France défend une approche où l’État joue un rôle structurant dans la planification énergétique et dans le pilotage des investissements, notamment autour du nucléaire. L’Allemagne privilégie une organisation plus décentralisée du système électrique et s’appuie davantage sur les mécanismes de marché, tout en ayant achevé sa sortie du nucléaire. D’autres États, en particulier en Europe centrale et orientale, mettent l’accent sur la sécurité énergétique, avec une sortie plus progressive du charbon et du gaz. Plusieurs pays (Pays-Bas, Suède, Danemark, Finlande, Autriche) accordent une attention particulière à la discipline budgétaire et à l’encadrement des aides d’État, alors que d’autres (France, Espagne, Portugal, Italie, Grèce) défendent des règles budgétaires plus flexibles et un recours accru aux aides d’État pour soutenir leurs filières industrielles. Ces priorités, qui reflètent des contextes nationaux différents, produisent des calendriers de transition qui ne convergent pas toujours, ce qui complique l’émergence d’une stratégie industrielle pleinement unifiée à l’échelle européenne.

Dans ce contexte, il serait illusoire de vouloir reconquérir toutes les filières où l’Europe a pris du retard. L’approche la plus réaliste consiste à concentrer l’effort sur les segments où elle peut encore bâtir un avantage durable. Les réseaux intelligents, l’éolien offshore flottant, l’électrolyse, l’intégration et le pilotage des systèmes énergétiques, les matériaux avancés et le recyclage sont encore des domaines dans lesquels elle dispose d’un socle industriel, d’une expertise différenciante et d’une marge de manœuvre que les États-Unis et la Chine n’ont pas totalement verrouillée.

Dans l’économie bas carbone, celui qui fabrique les machines finit par écrire les règles. Sans un changement d’échelle et de culture stratégique, l’Europe restera une puissance normative dans un monde façonné par ceux qui produisent.

Commentaire

Albatros
L'UE et la compétitivité ça fait deux...
Rochain Serge
Les pays de l'union européenne ont tournés le dos au secteur minier, et aux industries de raffinage des minerais pour en extraire les métaux nobles.... c'est la seule différence avec la Chine, la motivation à faire. Il est faux de dire que la Chine détient 60% des terres rares sur son territoire.... ce n'est que 60% des terres rares trouvées.... car il suffit de ne pas chercher pour ne pas en trouver. On ne peut pas délaisser le minage en se disant que d'autres acceptent plus facilement de se salire les mains et qu'il vaut mieux leur acheter et claironer que leur avance est du à une grande bontée de la nature qui les a mieux servi. Ce qu'ils n'ont pas à domicile il vont le chercher ailleurs, notamment en Afrique et en Amerique du Sud en signant des contrats d'exploitations miniers et d'usines de raffinage afin de n'avoir que la matiere noble à rapatrier en Chine. Ceci dit il n'y a pas de terres rares (qui par ailleurs ne sont pas rares) dans les batteries et les PPV, en revanche on en trouve notamment dans les moteurs électriques et les alternateurs, mais là encore, ce n'est qu'une facilité et non un assage obligé.
Etienne Leroy
Rochain, Tu devrais vraiment essayer un truc révolutionnaire : vérifier ce que tu affirmes avant d’écrire des pavés. Ça t’éviterait de réinventer la géologie et l’économie tous les deux messages. 1. « Il suffit de chercher » : ta géologie façon Club Dorothée. Dire que l’Europe n’a pas de terres rares parce qu’elle « n’a pas cherché »… c’est mignon, mais totalement à côté de la plaque. Les gisements européens existent, mais ils sont beaucoup plus petits, plus difficiles à extraire, plus coûteux à traiter et soumis à des standards environnementaux que la Chine n’a jamais appliqués. Ce n’est pas qu’on n’a « pas cherché », c’est que chez nous on ne rase pas une montagne et un village pour sortir un kilo de néodyme. Pékin, si. 2. « Ils n'ont pas 60% du marché » : l’art de confondre gisements et puissance industrielle. Tu mélanges le minerai, le raffinage et l’industrialisation. Ce qui compte, ce n’est pas la roche dans le sol : c’est qui maîtrise la chaîne de valeur. Et là, les chiffres sont très simples : – 85 à 90 % du raffinage des terres rares : Chine – plus de 80 % du solaire : Chine – plus des trois quarts des batteries : Chine Tu peux contester les montagnes, les continents, ou la gravité si tu veux… mais pas ça. 3. « Les terres rares ne servent pas à ça » : dommage, elles sont justement partout. Tu dis qu’il n’y en a pas dans les panneaux photovoltaïques ni dans les batteries. Certes. Mais tu oublies juste les aimants permanents, indispensables aux moteurs, aux éoliennes, aux drones, aux véhicules électriques, aux capteurs… Bref, tout ce que l’Europe doit importer… de Chine. 4. Le vrai sujet : la Chine produit, l’Europe régule. La différence entre l’UE et la Chine n’a rien à voir avec « se salir les mains ». Elle est simple : – La Chine construit des usines, du minerai à la batterie. – L’Europe construit des normes, du règlement à la consultation. Résultat ? Celui qui fabrique la machine impose les règles du jeu. Et ce n’est pas l’Europe qui fabrique les machines.
Freudon Saké
Bon, j'ai arreté à 'civilisation écologique', il faudrait parler de Shein et consorts à la brave petit émissaire du parti communiste chinois !

La Chine est l'ennemie N°1 !

Supprimer les utilisations inutiles de terres rares... Un informaticien aux USA, a vu qu'il était espionné par son aspirateur robot chinois, il a corrigé le problème, la boite en Chine a bloqué la machine...

Interdire les objets connectés, les éoliennes, les batteries au lithium, les moteurs électriques avec aimants, les instalations pilotées à distance et limiter l'usage des smartphones.

Cela me fait marrer, une boite va économiser quelques dizaines de milliers d'euros sur la masse salariales annuelles et dépenser des dizaines de millions d'euros annuellement, pour une cybersécurité qui ne sera jamais efficace !

Bonjour les gestionnaires des grandes écoles !

Prix de l'énergie, pas de problème, gazéification du charbon national, et pour réduire les émissions, il suffit de cesser d'importer hors europe et pays amis de l'Occident.

d.deville
Vous êtes de ceux qui pensent qu'il faut casser le thermomètre pour faire baisser le fièvre ?
Ziza
Analyse remarquablement claire et structurée Ce que j’apprécie particulierement ici, c’est la capacité à articuler trois niveaux souvent traités separément : les infrastructures, les instruments économiques et surtout le cadre ideologique qui oriente les choix industriels des deux blocs La distinction entre stratégie de résilience européenne et logique de civilisation écologique chinoise est l’un des points les plus pertinents que j’ai lus récemment. À mon sens, ce type de grille de lecture est indispensable si l’on veut sortir des diagnostics superficiels et comprendre les trajectoires réelles de puissance dans l’économie bas carbone. Bravo
bdam
Bravo, article remarquable. Dans les technologies clefs du futur où la France avait encore un rôle à jouer avant que les Chinois et d'autres la domine, il y avait les technologies de l'hydrogène, et tout particulièrement les piles et les réservoirs à hydrogène, et l'ensemble de la filière hydrogène mobilité qui représentait l'an dernier plsu de 55% des emplois de cette filière nationale. Une filière que le gouvernement a laissé tomber en rase comapgne, en faisant croire que la batterie ferait l'affaire (sous la domination chinoise déjà avérée). Bravo.

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