L’Union européenne, une puissance de l’uranium qui s’ignore

Teva Meyer

Maître de conférence en géographie et géopolitique, Université de Haute-Alsace (UHA)

Avec 22% de la demande globale d’uranium en 2023 (soit 12 672 tonnes)(1), les 98 réacteurs qui composent le parc électronucléaire de l’Union européenne constituent le deuxième consommateur au monde. L’UE se place derrière les États-Unis (26%), mais juste devant la Chine (20%), dont la cadence de construction de centrales devrait la propulser à la première place d’ici à 2030. 60% des besoins européens viennent de France, loin devant l’Espagne (9%), la Suède (7%) ou la Tchéquie (5%). 

La presse s’est fait l’écho(2) d’inquiétudes sur d’éventuelles difficultés d’approvisionnement pour l’UE. Dans une situation globale déjà tendue, – rappelons que les mines d’uranium ne produisent que 75% de ce qui est consommé chaque année dans le monde –, le reste provenant de sources secondaires (de l’uranium appauvri ou des matières issues du retraitement des combustibles) et de stocks –, l’Europe devrait se préparer aux conséquences d’une concurrence grandissante. 

Mais c’est sans compter sur le fait que l’UE dispose déjà d’atouts majeurs dans le secteur, pour peu qu’elle décide de s’en saisir.

Donner sens à des politiques nationales divergentes

L’approvisionnement de l’UE en 2023 est réparti entre le Canada (33%), la Russie (23%), le Kazakhstan (21%) et le Niger (14%), devant la Namibie (4%), l’Australie (2,5%) et l’Ouzbékistan (2%). Le poids de la Russie doit être analysé avec précaution. D’une part, ces statistiques ne permettent pas de savoir quelle proportion vient de Russie ou des mines que possède Rosatom au Kazakhstan. De l’autre, ce poids est conjoncturel. Il reflète les achats réalisés par les pays d’Europe centrale afin de constituer des stocks tampons, le temps de basculer leurs contrats de fourniture, auparavant russes, vers l’américain Westinghouse et le français Framatome. La dynamique plus importante est le retour du Canada, dont la part dans l’approvisionnement de l’UE a augmenté de 86% entre 2022 et 2023. Dans une situation de hausse des cours mondiaux de l’uranium, le prix payé par les acheteurs européens dans le cadre de contrats de long terme était 14% plus cher en 2023 qu’en 2022(3).

Ces chiffres occultent toutefois des stratégies différentes entre États. Par les choix d’EDF, la France est le pays à l’approvisionnement le plus diversifié. En 2022, EDF se fournissait pour 37% au Kazakhstan, 20% au Niger, 15,8% en Namibie, 14% en Australie et 13% en Ouzbékistan. D’autres ont suivi des stratégies moins marquées, visant à ne pas dépendre d’un unique fournisseur. 

La guerre en Ukraine a évidemment joué un rôle moteur. Les entreprises suédoises et belges ont décidé de ne pas reconduire leurs contrats avec Rosatom. Mais c’est en Europe centrale que la reconfiguration est la plus drastique. L’exploitant d’un réacteur peut choisir d’acheter des combustibles entièrement assemblés, sans se préoccuper des étapes amont, ou au contraire acquérir séparément l’uranium naturel et les services de conversion, d’enrichissement et d’assemblage. La Tchéquie, la Bulgarie et la Slovaquie disposaient de contrats d’approvisionnement avec Rosatom pour la fourniture de combustibles assemblés, ne leur laissant pas la possibilité de choisir la provenance de l’uranium naturel. La signature de nouveaux contrats avec Westinghouse et Framatome met fin à cette situation. 

Reste la question hongroise. Si Budapest a signé fin 2024 pour la première fois un contrat autre que russe, se rapprochant du français Framatome pour approvisionner ses 4 réacteurs de la centrale de Paks à partir de 2027, les deux nouvelles tranches en construction dépendront entièrement de l’uranium naturel de Rosatom. En somme, l’Union européenne reste désunie, mais son approvisionnement est plus diversifié et moins dépendant de la Russie. 

La possibilité d’une industrie uranifère européenne ?

La guerre en Ukraine a relancé les débats sur le retour de l’extraction d’uranium en UE, alors que la dernière mine a fermé en 2021 à Crucea-Botuşana (Roumanie). En 2024, seule la Finlande en produisait encore de très faibles quantités(4), à Sotkamo. En Suède, le gouvernement a proposé de lever l’interdiction en cours(5) sur l’exploitation d’uranium. Ces évolutions touchent aussi la Roumanie, où le gouvernement a inscrit la relance de l’industrie uranifère dans sa nouvelle stratégie énergétique en 2024. Plus discrets, les résidus produits par l’usine de terres rares de Sillamäe en Estonie étaient envoyés dans la raffinerie de White Mesa en Utah pour en extraire l’uranium résiduel jusqu’en mars 2021. Toutefois, si elle devait se concrétiser, la relance d’une production d’uranium naturel en Europe ne pourrait qu’alimenter à la marge les besoins

Pourtant l’Europe dispose d’autres ressources. Pour rappel, les centrales n’utilisent pas directement de l’uranium, mais des combustibles nécessitant sa conversion et son enrichissement. Or, ces étapes permettent de créer des réserves d’uranium naturel. 

  • Premièrement, l’enrichissement produit un flux d’uranium appauvri, dont la teneur en 235U est plus faible que celle se trouvant dans le minerai. Cette matière, une fois réenrichie, peut constituer un stock semblable à l’uranium naturel. Les 330 000 t d’uranium appauvri(6) accumulées en 2024 par Orano en France représenteraient l’équivalent de 8 années de consommation du pays. Les stocks dont Urenco dispose dans ses usines d’enrichissement en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas pourraient représenter deux fois ces volumes. Mais pour utiliser ces ressources, il faudra augmenter les capacités des usines d’enrichissement qui arrivent déjà à saturation. Faute de quoi ces matières partiront, comme par le passé, vers la Russie pour y être utilisées aux mêmes fins. 
     

  • Deuxièmement, disposer de plus de capacité d’enrichissement permettra à l’UE d’économiser de l’uranium naturel. Sommairement, pour produire un même volume d’uranium enrichi, un industriel peut faire varier le volume entrant de matière ou l’effort d’enrichissement. Les gains sont conséquents. Une augmentation de l’effort d’enrichissement de 11% permettra de réduire de 10% les besoins en uranium naturel(7). Ici encore, reste donc à investir sur cette étape industrielle. 
     

  • Troisièmement, le retraitement des combustibles permet de récupérer de l’uranium (l’URT), dont la teneur en 235U est plus haute que celle de l’uranium naturel. L’URT peut être à nouveau converti et enrichi pour faire des combustibles. En raison de sa composition isotopique, l’URT doit être converti et enrichi séparément de l’uranium naturel. Il n’y a pas de frein technologique en Europe. Orano et Urenco disposent des moyens pour produire de l’URT, mais ont décidé de se retirer pour des raisons économiques, laissant la Russie comme seul acteur sur cette filière. Pour casser ce monopole, le gouvernement britannique a alloué 15,9 millions de dollars à Westinghouse pour investir dans de nouvelles capacités de conversion en Grande-Bretagne incluant l’URT d’ici à 2028(8). Côté français, la création d’une nouvelle installation dédiée à l’URT a été évoquée par le Conseil de politique nucléaire en mars 2024. 

En cumulant ces possibilités, l’UE pourrait donc économiser un quart à un tiers de ses besoins, si des investissements étaient consentis dans l’appareil industriel qui sous-tend la chaîne du combustible.

Assurer les chocs d’approvisionnement

Les temporalités de l’industrie nucléaire ne sont pas celle du gaz ou du pétrole. Considérant, les étapes de transformation, et les trois à six années que passe un combustible nucléaire dans un réacteur avant d’être remplacé, la rupture d’un approvisionnement en uranium naturel n’a pas de conséquence immédiate. 

En moyenne, les pays de l’UE disposaient en 2023 de stocks représentant trois années de consommation d’uranium. 40% sont conservés sous forme de combustible assemblé, 30% en uranium enrichi, 20% en uranium converti (UF6) et seulement 10% en uranium naturel. Mais ces données cachent des stratégies très différentes entre pays membres(9).

La politique d’approvisionnement slovène, par exemple, relève du flux tendu, n’achetant que le nécessaire au rechargement de la centrale de Krško. Côté slovaque, le gouvernement oblige les opérateurs nucléaires à posséder trois années de consommation. En Finlande, ce n’est qu’une année. L’absence de contraintes gouvernementales amène à des politiques d’entreprise tout aussi différentes : 17 mois de stocks en Espagne, 24 aux Pays-Bas. En France, EDF dispose d’approximativement de 4 années de consommation en inventaire.

Penser une stratégie d’approvisionnement commune

Face à cette désunion, il est bon de rappeler que le nucléaire reste le secteur énergétique le plus fédéralisé en Europe. En théorie, l’article 52 paragraphe 1 du traité établissant la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom)(10) pose les bases d’une politique commune d’approvisionnement. En pratique, ces outils n’ont jamais été entièrement mobilisés. Deux d’entre eux pourraient consolider la stratégie européenne.

L’article 72 donne à l’Agence d’approvisionnement d’Euratom (ESA) le droit de constituer des stocks d’uranium, ce qu’elle n’a jamais fait. Si les États membres le souhaitaient, l’ESA pourrait mobiliser les ressources en URE et uranium appauvri présentes en France. Outre constituer une réserve stratégique commune pour faire face à d’éventuelles ruptures d’approvisionnement, cette décision permettrait de soutenir la filière industrielle européenne et inciter aux investissements nécessaires. 

Mais le point le plus important est l’article 52, qui donne à l’ESA le droit exclusif de conclure les contrats d’approvisionnement entre un exploitant de réacteur dans l'UE et un producteur d’uranium en dehors de l’union. L’ESA peut également refuser de signer ou imposer des conditions aux contrats s’ils devaient compromettre la sécurité d’approvisionnement de l’UE. C’est ici que réside tout le problème. 

Comment définir si un contrat met à mal la sécurité de l’Union ? La relation avec la Russie est symptomatique de l’incapacité à proposer une interprétation commune. Les pays d’UE ont bien signé, en 1994, la Déclaration de Corfou visant à limiter à 20% la part de la Russie dans les importations de combustibles nucléaires. Mais ce texte n’est pas un acte législatif et n’a pas d’effet coercitif. Pire, la limite des 20% est interprétée différemment par les États membres, entre ceux considérant qu’elle s’applique à chaque pays individuellement, et d’autres qui la considèrent comme une moyenne à l’échelle d’Euratom. 

De toutes les questions qui conditionnent la relance éventuelle du nucléaire en Europe, celle du combustible est probablement la plus consensuelle dans l’UE. Les outils législatifs sont là, la base industrielle également. Reste à s’en emparer. 

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