
Professeur émérite à l’Université de Montpellier
Fondateur du CREDEN
Auteur de l’ouvrage « Les prix de l’électricité. Marchés et régulation », Presses des Mines
Le marché européen de l’électricité n’a pas encore atteint son régime de croisière si l’on en juge par les nouveaux débats qui l’animent. Deux questions, parmi d’autres, sont aujourd’hui particulièrement prégnantes : Un « Arenh hydraulique » permettrait-il de régler le problème de la mise en concurrence des centrales hydrauliques ? La segmentation des marchés nationaux de l’électricité permettrait-elle de limiter les effets pervers des interconnexions transnationales ?
« L’ARENH hydraulique »
Les consommateurs industriels demandent des prix bas et stables de l’électricité. L’injection massive de renouvelables intermittentes est la principale cause de la volatilité des prix de gros aujourd’hui. Un prix bas est possible grâce aux parcs nucléaire et hydraulique historiques largement amortis.
Une réforme du prix du nucléaire historique est prévue à la fin de l’ARENH en 2026 mais des incertitudes demeurent pour l’hydraulique. Le président sortant d’EDF a suggéré récemment de mettre en place un « ARENH hydraulique » pour éviter la mise en concurrence exigée par Bruxelles des concessions hydrauliques arrivées à échéance en France. Cette mise en concurrence conduirait à ouvrir à tous les acteurs européens l’accès aux enchères, ce qui pourrait aux yeux de certains mettre en péril l’indépendance énergétique nationale.
Un prix régulé sur longue période de l’électricité hydraulique permettrait aux consommateurs d’accéder à une électricité à faible coût et à un prix relativement stable. Dans le même temps, certains demandent de prolonger le mécanisme de l’ARENH pour le nucléaire en fonctionnement, arguant que les reproches adressés à ce système tiennent principalement à la non-réévaluation de son montant depuis 2012 plutôt qu’à son existence même.
Ce chiffre (60 €/MWh) correspond à peu près au niveau qu’aurait dû atteindre l’ARENH en 2023 selon la CRE si son montant avait été revalorisé comme prévu.
La combinaison des deux propositions conduirait à réinventer le mécanisme de l’ARB (Accès Régulé à la Base) que la Commission Champsaur avait initialement proposé et qui avait été abandonné au profit de l’ARENH. Cela permettrait de vendre l’électricité nucléaire et sans doute hydraulique, qui représentent à elles deux environ 80% de la production d’électricité, aux alentours de 60 euros le MWh.
Il faudrait dans le même temps réfléchir à des modalités nouvelles (prêt à taux zéro ou bonifié, voire avances remboursables) pour financer les investissements dans le nouveau nucléaire puisqu’un tel prix ne permettrait pas à lui seul de le faire. Notons que ce chiffre (60 €/MWh) correspond à peu près au niveau qu’aurait dû atteindre l’ARENH en 2023 selon la CRE si son montant avait été revalorisé comme prévu. Un décret d’application de la loi Nome de 2010 devait préciser les modalités d’indexation de l’ARENH que la CRE aurait proposées au fil du temps, mais ce décret n’est jamais paru, faute d’accord avec la Commission européenne (certains affirment que le désaccord sur l’ouverture aux enchères des concessions hydrauliques y serait pour quelque chose).
Avec un tel nouveau système, la part des énergies vendues sur le marché de gros à un prix variable (gaz et ENR) deviendrait dès lors faible. Une grande partie de la production d’électricité (nucléaire et hydraulique) serait écoulée à un prix régulé calé sur le coût moyen, le solde (ENR et fossiles) étant vendu sur le spot sur la base du coût marginal de court terme. Ce coût marginal, pour être complet, devrait intégrer le coût du carbone pour les fossiles et un coût normatif de back-up ou de stockage pour les renouvelables intermittentes. À terme, cette marche vers plus de régulation pourrait déboucher sur la mise en place d’un Acheteur Unique.

Barrage hydroélectrique de Tignes (©Bernard Gaetan)
Une approche zonale des marchés électriques
La libéralisation de l’industrie de l’électricité en Europe avait pour ambition de faire converger les prix de gros de l’électricité au sein des différents pays de l’Union et de conduire à terme à un marché unique de l’électricité dans lequel le prix de gros serait à peu près le même partout, ceci malgré des parcs hétérogènes présentant des coûts de production différents. Le moyen d’obtenir cela est de développer les interconnexions transnationales.
Mais on a mal anticipé les effets pervers : en cas de surproduction ou d’absence de production d’électricité renouvelable intermittente dans un pays, cela peut perturber l’équilibre des réseaux dans les pays voisins, qui doivent alors absorber ou compenser, selon les cas, les défaillances de ce pays et parfois accepter de faire transiter sur leur territoire une partie de l’électricité excédentaire du pays producteur, du fait de congestions sur son réseau national de transport. Une partie du transit peut correspondre à des « flux en boucle » parasites (loop flows) : le pays de transit doit acheminer l’électricité que ce pays producteur est incapable de transporter lui-même sur son territoire. C’est notamment le cas avec l’électricité éolienne allemande qui perturbe les pays limitrophes.
Plusieurs solutions sont possibles pour faire face aux effets pervers des injections transnationales : on peut exiger du pays responsable de ces flux excédentaires qu’il réduise sa production d’électricité (largement éolienne, provenant des parcs offshore en mer Baltique, dans le cas allemand cité) et développe son réseau interne de transport pour éviter de déverser ses surplus sur ses voisins même si c’est coûteux et si les populations locales y sont hostiles. Certains pays (comme la Pologne) ont mis en place des interrupteurs-déphaseurs aux frontières avec l’Allemagne pour empêcher l’électricité de transiter.
Le régulateur européen (l’ACER) souhaite, quant à lui, inciter les pays à l’origine de ces externalités à créer plusieurs zones de prix de gros pour éviter de tels effets de débordement. Il pourrait y en avoir deux en Allemagne, l’une au nord où la production éolienne est souvent excédentaire et l’autre au sud où la production d’électricité est souvent insuffisante.
Cela romprait le principe, cher en France, de la péréquation spatiale des prix de l’électricité. On est en tout cas loin du projet initial d’une zone européenne unique.
Dès lors la règle devient simple : lorsqu’il n’y a pas de congestion interne, on maintient un prix de gros unique au sein du pays ; en cas de congestion, à défaut de pouvoir développer le réseau, on crée plusieurs zones de prix (on parle de « tarification zonale ») et le prix de gros sera évidemment différent d’une zone à l’autre : faible là où la production est importante (face à une demande faible) et élevé là où la demande est forte (par rapport à une offre insuffisante). Les consommateurs industriels qui le peuvent choisiront de s’installer là où les prix sont faibles et les producteurs d’électricité seront incités à s’installer là où les prix de gros sont élevés.
Notons que de telles zones existent déjà dans certains pays d’Europe : 5 zones de prix en Norvège, 4 zones de prix en Suède et 2 zones de prix au Danemark, et même 6 en Italie. L’ACER et la Commission européenne réfléchissent aujourd’hui à la possibilité de généraliser le système à plusieurs pays de l’Union, y compris en France où le réseau électrique est pourtant fortement maillé et où les congestions internes sont quasi inexistantes aujourd’hui.
Mais c’est un système complexe qui nécessite de bien délimiter les zones et qui risque d’engendrer des problèmes de liquidité donc de volatilité des prix dans les zones où les échanges seront limités. De plus, cela conduit à des disparités pour le consommateur final puisque le prix est très variable d’une zone à l’autre, comme le montre le cas norvégien. Certains voudraient réduire le nombre de zones (c’est le débat en cours en Norvège) tandis que d’autres voudraient généraliser ce système de plusieurs zones à l’Europe entière. Cela romprait alors le principe, cher en France, de la péréquation spatiale des prix de l’électricité. On est en tout cas loin du projet initial d’une zone européenne unique.
Ces deux débats montrent que de nouvelles réformes semblent aujourd’hui devenues nécessaires puisqu’au fur et à mesure que le marché se développe de nouvelles contraintes apparaissent.
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