
Directeur d’Aquind France
Face à la guerre commerciale des nouveaux grands empires, alors que l’Europe prépare sa stratégie de défense et une « contre-attaque » industrielle, le récent black-out espagnol a interrogé au-delà des experts de l’énergie. Lorsque l’on se retrouve soudainement dans le noir, il n’est pas surprenant de voir ces enjeux souvent techniques et peu discutés sur la place publique faire tout à coup la Une des grands médias.
L’Europe se sait à la croisée des chemins, sans plan de compétitivité sérieux et global, ses positions peuvent être sévèrement contestées, notamment dans le domaine industriel où les coûts de l’énergie sont une variable si critique. Or les réseaux électriques européens sont l’architecture même de la compétitivité énergétique, dans un continent qui a fait le pari de l’électrification et (à juste titre) du « net zéro ».
Malheureusement, les réseaux électriques européens ne parviennent pas à suivre le rythme de la transition vers les énergies renouvelables. C’est la conclusion que tirent les organisations Beyond Fossil Fuels, Ember, E3G et IEEFA (Institute for Energy Economics and Financial Analysis), dans un rapport publié ce 13 mai(1). En effet, c’est environ 1 700 GW de capacité d’énergie renouvelable ou hybride – combinant ENR et stockage – qui attendent un raccordement au réseau dans 16 des 28 pays européens analysés par l’étude !
Cette défaillance coûte aussi 7,2 milliards d’euros en indemnités versées aux producteurs, dans seulement sept pays (France, Finlande, Allemagne, Hongrie, Pologne, Espagne, Royaume-Uni), en raison des réductions forcées de production d’électricité renouvelable causées par les contraintes de réseau. Les recommandations aux gouvernements sont donc de réviser les mandats des régulateurs de l’énergie et des gestionnaires de réseau de transport (GRT) « pour s’assurer qu’ils sont cohérents avec [les] objectifs climatiques », et de créer « un organisme public agissant en tant que planificateur indépendant du système énergétique ».
Nous en sommes là sur les réseaux !
Si les réseaux internes sont mis en cause, les liaisons transfrontalières ne sont pas en reste : tous les deux ans, l’ENTSO-E, qui rassemble les gestionnaires de réseau de transport d’électricité européen, publie le « TYNDP ». Cette étude chiffre les besoins de développement du système électrique à horizon 10 ans, et en particulier les interconnexions.
Quels que soient les scénarios étudiés, les besoins sont toujours bien supérieurs(2) à la réalité des projets qui se concrétisent. En Europe, les projets de transport d'électricité qui font déjà partie du portefeuille TYNDP et dont la mise en service est prévue entre 2030 et 2035 représentent 47 GW de capacité transfrontalière supplémentaire.
Pourtant, ces projections sont loin des besoins du système pour assurer une transition énergétique effective. Rien qu’en France, il serait urgent d’augmenter de 2 à 3 GW la capacité d’interconnexion avec l’Espagne et d’au moins 5 GW la capacité d’interconnexion avec la Grande-Bretagne ! Le rapport identifie ainsi la frontière franco-britannique comme l’une des deux régions d’Europe ayant le plus grand besoin de capacité d’interconnexion supplémentaire.
Ces retards d’investissements dans les interconnexions ont un coût : la restriction des flux transfrontaliers non seulement fausse le libre-échange des électrons et donc la baisse des prix, mais elle oblige là aussi à des réductions forcées de production lorsqu’une zone produit trop d’énergie renouvelable fatale, sans pouvoir l’exporter à bon prix.
Rien que sur la frontière France - Angleterre, une ligne supplémentaire de 2 GW permettrait d’éviter l’écrêtement de l’équivalent de la production d’un parc éolien en mer(3) d’une capacité d’environ 1 à 1,5 GW !
Ainsi, on ne peut que se réjouir du travail du Parlement européen, où les négociateurs d’un rapport sur les réseaux électriques(4) invitent l’exécutif à définir une « stratégie » pour réduire considérablement le « gaspillage d’électricité renouvelable » causé par la congestion des réseaux et les réductions de production forcées dans le cadre du paquet législatif sur les réseaux attendus fin 2025. Ils sont par ailleurs invités à présenter d’ici à fin juin 2026 un objectif d’interconnexion contraignant pour 2036.
La question des objectifs de décarbonation fait consensus aujourd’hui, inutile de revenir dessus, sachant que les gouvernements et les industriels européens y voient sans doute aussi un atout compétitif dans les guerres commerciales de retour.
Peut-être le problème est-il davantage dans la mise en œuvre des objectifs décidés et actés politiquement.
À ce titre, une part des retards est due aux difficultés de financement. Les montants se chiffrent à des centaines de milliards. En France, RTE qui prévoit pourtant un plan d’investissement de cent milliards d’euros pour préparer la transition énergétique, met de côté les interconnexions avec les pays voisins pour se concentrer sur le réseau national, faute de fonds publics. Seules deux nouvelles liaisons déjà en construction avec l’Irlande et l’Espagne sont financées. Le reste attendra…
Si l’on se réfère au rapport Draghi(5), l’investissement public a un rôle clé bien sûr pour mobiliser le privé : le rapport insiste en effet sur le fait que seule une mobilisation substantielle de fonds publics permettra de déclencher une dynamique d’investissement privé suffisante pour atteindre ces objectifs. Cela suppose de réorienter l’épargne européenne vers des investissements productifs, notamment dans les secteurs innovants et durables. Le rapport évoque l’émission d’une dette commune européenne ou le renforcement de la capacité de financement du secteur bancaire.
Une fois cela atteint (et, malheureusement, nous n’y sommes pas encore malgré le travail acharné de certains États membres pour créer le consensus), il faudra passer par la case financements privés en leur assurant un cadre engageant et attractif.
Sur le principe, les fonds de pensions, les investisseurs institutionnels internationaux, les fonds souverains et autres bailleurs de fonds « aux poches profondes » sont très attirés par les infrastructures en Europe ; mais encore faut-il aussi, en plus de sécuriser les investissements, leur donner un rendement suffisant. Le chantier est considérable mais il est réellement stratégique pour la compétitivité de l’ensemble des économies européennes.
Les réseaux ont fait la Une à travers cette crise espagnol mais il nous fait encore réussir le plan d’investissement pour que leur rôle clé soit salué. Si le sujet France - Espagne est très spécifique (principalement en raison de l’isolement géographique de la péninsule, séparée par les Pyrénées), il faut saluer toute initiative qui en bilatéral ou en multilatéral ouvrira la porte d’investissements public – privé dans le domaine des réseaux.
Sources / Notes
- How Europe’s grid operators are preparing for the energy transition, mai 2025.
- L'ENTSO-E (European Network of Transmission System Operators for Electricity) a évalué les besoins d'investissement en interconnexions transfrontalières dans le cadre de son Plan de Développement du Réseau à Dix Ans (TYNDP 2024). Ces évaluations visent à soutenir la transition énergétique européenne et à atteindre les objectifs climatiques de l'UE. L'ENTSO-E y estime qu'un investissement total de 834 milliards d'euros sera nécessaire d'ici 2050 pour le développement du réseau de transmission, dont 400 milliards d'euros pour les infrastructures offshore. Actuellement, les investissements annuels des gestionnaires de réseau se situent entre 10 et 15 milliards d'euros, ce qui nécessite une augmentation significative des financements privés et publics.
- Équivalent pour illustrer la quantité d’énergie actuellement écrêtée (=perdue) chaque année, qui serait utilisable grâce à une ligne supplémentaire. L’écrêtement intervient d’abord dans les pays interconnectés, et dans une moindre mesure dans les pays limitrophes.
- Document révélé par le média Contexte.
- Rapport Draghi.