Résilience énergétique : quand le digital devient le cœur battant de l’adaptation

Clément Le Roy

Responsable de la Practice Énergie et Environnement chez Wavestone

Chaque 13 octobre, la communauté internationale célèbre la « Journée mondiale de la résilience », instaurée par les Nations Unies en 2009(1). Héritière de la Journée internationale pour la réduction des risques de catastrophes, elle invite chaque pays à évaluer sa capacité à encaisser les chocs — climatiques, technologiques, économiques — et à s’y adapter. La résilience, notion jadis réservée aux psychologues ou aux écologues, s’impose aujourd’hui comme une clé de lecture du monde contemporain. Elle incarne cette faculté d’absorber les crises, de maintenir la continuité et d’évoluer pour mieux affronter celles à venir. Dans le secteur énergétique, elle est devenue un impératif : sans électricité, sans gaz, sans chaleur, c’est tout un modèle économique et social qui vacille.

Face à la multiplication des aléas, nos systèmes énergétiques doivent apprendre à plier sans rompre.

Et cette mutation ne se fera pas sans le numérique. Car le digital ne se contente plus d’optimiser : il permet d’anticiper, d’orchestrer et d’apprendre. Il transforme la résilience d’une posture défensive en stratégie proactive. C’est tout le sens de cette Journée de la résilience : rappeler que l’avenir énergétique ne dépend pas seulement de la production décarbonée, mais aussi de la capacité à résister et à se réinventer. Et dans cette transformation, le numérique est désormais le fil conducteur.

Un système énergétique sous tension permanente

Nos infrastructures énergétiques ont été conçues pour un monde stable, où la météo, les prix et la géopolitique obéissaient à des cycles prévisibles. Or, cet équilibre s’effrite. Le climat s’emballe, les chaînes d’approvisionnement se tendent, les tensions internationales s’aiguisent, et les cyberattaques se multiplient.

Les aléas climatiques bouleversent les repères. En 2022, les sécheresses ont vidé les réservoirs hydroélectriques d’Europe du Sud, tandis que les canicules ont freiné le refroidissement des centrales nucléaires. À l’inverse, le gel extrême du Texas en 2021 a paralysé une partie du système gazier et électrique, rappelant que la météo peut mettre à genoux une économie en quelques heures.

La géopolitique ajoute une autre couche d’instabilité. La guerre en Ukraine a révélé la fragilité d’une Europe trop dépendante de ses importations d’énergie fossile. Les marchés de l’électricité et du gaz ont connu des secousses sans précédent, forçant les États à redéfinir leur notion de sécurité d’approvisionnement.

Et tandis que les infrastructures se digitalisent, la menace cyber s’intensifie. L’attaque du pipeline Colonial en 2021 a suffi à perturber une partie du territoire américain. En Europe, plusieurs gestionnaires de réseaux ont été visés ces dernières années, confirmant que la cybersécurité est devenue la première ligne de défense énergétique.

Face à ces chocs successifs, la résilience ne peut plus être un exercice d’urgence : elle doit devenir une discipline de gestion à part entière, intégrant le numérique comme outil de prévision, de pilotage et d’apprentissage.

Les nouvelles dimensions de la résilience énergétique

La résilience énergétique d’aujourd’hui ne se limite plus à la robustesse des infrastructures ou à la redondance des équipements. Elle s’étend à un ensemble de dimensions imbriquées — techniques, numériques, humaines et territoriales — qui forment un écosystème interdépendant. La clé n’est plus seulement de construire plus solide, mais d’apprendre à fonctionner autrement, dans un monde instable par nature.

Elle commence par la résilience physique, celle des ouvrages et des réseaux. Le changement climatique met à l’épreuve les fondations mêmes de notre système énergétique : sécheresses qui fragilisent les barrages, tempêtes qui arrachent les lignes, chaleur extrême qui réduit la capacité des transformateurs. Pour y faire face, les opérateurs revoient leurs standards : lignes surélevées dans les zones inondables, postes renforcés contre les vents, dispositifs de refroidissement adaptés aux nouvelles températures.

Mais la vraie rupture vient du numérique. Grâce aux capteurs, aux données climatiques et aux jumeaux numériques, il devient possible d’anticiper les défaillances avant qu’elles ne surviennent. En France, RTE simule déjà l’évolution des contraintes sur son réseau à horizon 2050 ; au Japon, les infrastructures sont testées virtuellement face à des séismes simulés ; en Norvège, des modèles de tempête numérique servent d’entraînement aux équipes d’intervention. Le digital transforme ainsi la résilience physique en science de la prévision.

La résilience numérique est devenue un pilier central et un paradoxe. Le digital, en interconnectant les systèmes, les rend plus efficaces, mais aussi plus vulnérables.

Vient ensuite la résilience opérationnelle, celle du pilotage en temps réel. Les infrastructures énergétiques sont désormais des organismes vivants : elles apprennent, s’ajustent, s’auto-réparent parfois. Les microgrids, ces réseaux électriques autonomes capables de fonctionner isolément, illustrent ce nouveau paradigme. À Hawaï ou en Corée du Sud, des quartiers entiers peuvent passer en « mode îlot » lors d’une coupure, alimentés par leurs propres panneaux solaires et batteries, sous la supervision d’une intelligence artificielle. En France, Enedis teste des dispositifs similaires pour isoler automatiquement les zones affectées sans couper tout un territoire. Ce n’est plus une gestion « de crise », mais une gestion adaptative, capable d’évoluer à mesure que la situation change.

La résilience numérique, elle, est devenue un pilier central — et un paradoxe. Le digital, en interconnectant les systèmes, les rend plus efficaces, mais aussi plus vulnérables. Une attaque informatique peut désormais avoir le même impact qu’une tempête. Les opérateurs l’ont compris : la cybersécurité n’est plus un sujet périphérique, mais un enjeu vital. Certains pays en ont fait un axe stratégique : Israël ou le Canada ont mis en place des architectures dites « zéro confiance », capables d’isoler un segment de réseau compromis sans interrompre le reste. En Europe, les gestionnaires multiplient les systèmes de redondance et les protocoles de supervision en temps réel. Cette résilience numérique ne consiste pas seulement à bloquer une attaque, mais à garantir la continuité, à restaurer la donnée, à maintenir la visibilité du réseau même en mode dégradé. C’est la colonne vertébrale invisible de la résilience moderne.

Enfin, la résilience territoriale incarne la dimension humaine et locale du défi. L’énergie se décentralise, se fragmente, se rapproche des citoyens. Cette évolution, portée par le numérique, fait des territoires des acteurs à part entière de la stabilité énergétique. Les projets de microgrids en Provence, à Carros ou à Nice Grid, démontrent comment une intelligence énergétique locale peut maintenir l’alimentation même quand le réseau national est sous tension. Au Danemark, cette approche est généralisée : chaque commune dispose de plans d’énergie intelligents, intégrant production, stockage et consommation locale. En Californie, après les incendies de 2020, les microgrids communautaires ont assuré la continuité dans les zones sinistrées. Ces exemples montrent que la résilience ne se décrète pas depuis Paris ou Bruxelles : elle se construit à l’échelle des territoires, là où l’énergie se vit.

Ainsi se redessine la carte de la résilience énergétique : du béton au bit, de la tour de contrôle au capteur, du gestionnaire national au citoyen. Elle n’est plus seulement la somme de protections techniques, mais une intelligence collective, faite de données, d’anticipation et de coordination. Et dans cette architecture nouvelle, le numérique n’est pas un simple outil : il en est le langage commun, celui qui relie tous les niveaux du système pour lui permettre de tenir, même dans la tempête.

Le numérique, moteur d’une résilience augmentée

Ce qui distingue la résilience énergétique du XXIe siècle, c’est sa dimension cognitive. Le numérique ne se contente pas de surveiller ; il analyse, apprend et agit.

Les données en sont la matière première. Agrégées, croisées, traitées par l’intelligence artificielle, elles permettent de prévoir la demande, d’optimiser les flux, de détecter les anomalies avant la panne. En Californie, le gestionnaire du réseau ISO utilise des modèles prédictifs pour ajuster la production solaire selon la météo. En France, Enedis développe des algorithmes capables de repérer les équipements menacés par la chaleur ou l’humidité avant qu’ils ne défaillent.

Les jumeaux numériques constituent l’une des avancées les plus prometteuses. Ces répliques virtuelles d’un réseau réel permettent de tester des scénarios de crise sans conséquence sur le terrain : crues, incendies, cyberattaques, tensions d’approvisionnement. Les grands acteurs du secteur de l’énergie s’en servent déjà pour planifier les investissements d’adaptation à long terme.

Le numérique transforme aussi la gestion de crise. Les plateformes de supervision intégrées — comme celles déployées en Australie ou au Japon — rassemblent en temps réel les données issues des capteurs, des drones ou des satellites. Les décisions qui prenaient jadis des heures peuvent désormais être prises en quelques minutes.

Enfin, le digital introduit une résilience apprenante : chaque incident enrichit les modèles, améliore la préparation et nourrit l’amélioration continue. L’énergie devient un système vivant, capable de tirer parti de la crise pour se renforcer.

La France à l’heure de la résilience pilotée

La France, bien que relativement préservée de certains aléas extrêmes, n’échappe pas à la montée des risques. Sécheresses record, incendies, inondations, épisodes de froid soudain : ces dernières années, les infrastructures énergétiques ont été mises à rude épreuve. Les épisodes de crue dans le Sud-Ouest, la chaleur extrême ayant limité la production nucléaire, ou encore les tempêtes ayant privé des dizaines de milliers de foyers d’électricité rappellent une évidence : la résilience n’est plus un luxe mais une condition de stabilité nationale.

Consciente de cet enjeu, la France s’est dotée d’un cadre stratégique solide. Le Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC-3)(2) place désormais la continuité énergétique et la résilience des infrastructures critiques au cœur de la politique publique. Les opérateurs sont invités à évaluer leurs vulnérabilités, à planifier leurs investissements en fonction de scénarios climatiques et à intégrer la donnée environnementale dans leurs outils de pilotage. Ce n’est plus seulement une question de maintenance, mais une démarche globale d’anticipation.

Dans cette transformation, le numérique agit comme catalyseur. Les jumeaux numériques du réseau électrique développés par RTE permettent d’intégrer les projections climatiques jusqu’en 2050 pour redéfinir les zones à risque et prioriser les investissements. EDF, de son côté, expérimente des modèles d’apprentissage automatique pour estimer l’impact des vagues de chaleur sur le rendement de ses centrales et adapter en temps réel les programmes de production. Chez Enedis, les capteurs IoT installés sur les lignes moyenne tension alimentent en continu une base de données exploitée par des algorithmes prédictifs capables de détecter des signes de défaillance avant même que l’incident ne survienne.

Cette résilience pilotée par la donnée s’étend aussi au gaz. GRDF cartographie les risques d’affaissement ou de corrosion sur son réseau grâce à la télémétrie et à la modélisation 3D. Les flux de données croisées — climat, sol, matériaux, historique d’intervention — permettent d’orienter les plans de maintenance vers les zones les plus critiques. La résilience n’est plus une réaction post-crise : elle devient un calcul, un arbitrage permanent fondé sur la donnée et la connaissance.

En Californie, le gestionnaire du réseau ISO a mis en place un centre de contrôle alimenté par l’intelligence artificielle pour anticiper les blackouts liés aux incendies. 

Les collectivités locales se saisissent elles aussi du sujet. L’Ademe, le Cerema ou encore l’Agence nationale de la cohésion des territoires accompagnent de nombreux territoires pilotes dans la mise en place de plans de résilience énergétique. À Dunkerque, par exemple, un « jumeau territorial » agrège les données issues des réseaux électriques, de chaleur et de transport pour simuler des scénarios de crise. À Nice, le projet européen Smart City Energy Grid associe la ville, Enedis et des partenaires académiques pour anticiper les coupures dues aux tempêtes méditerranéennes grâce à la modélisation météorologique et à la maintenance prédictive.

Ces expérimentations rejoignent une tendance mondiale : les pays les plus exposés aux risques (Japon, Australie, États-Unis, Corée du Sud) intègrent la résilience numérique à la planification énergétique. En Californie, le gestionnaire du réseau ISO a mis en place un centre de contrôle alimenté par l’intelligence artificielle pour anticiper les blackouts liés aux incendies. En Corée, le projet Jeju Smart Grid a permis de tester à grande échelle une gestion décentralisée et intelligente des flux d’énergie lors de catastrophes naturelles. Ces retours d’expérience inspirent directement les approches françaises, qui cherchent à allier la rigueur technique européenne et la réactivité des modèles asiatiques ou américains.

Mais au-delà des outils, la véritable mutation est organisationnelle et culturelle. La résilience suppose une gouvernance intégrée, où chaque acteur — État, opérateurs, collectivités, start-up, citoyens — partage la donnée, la responsabilité et la décision. Ce modèle coopératif reste encore en construction. La France avance : la création de plateformes comme Territoires d’énergie ou Data-IA Climat favorise le partage d’informations entre acteurs publics et privés. Les projets européens (Horizon Europe, LIFE, Interreg) accélèrent également la montée en compétences et la diffusion des bonnes pratiques.

Se dessine un enjeu nouveau : bâtir une résilience doublement souveraine, énergétique et numérique à la fois.

Cependant, cette nouvelle ère de la résilience soulève un défi majeur : celui de la souveraineté numérique. Si le digital devient la clé de voûte de l’adaptation, encore faut-il maîtriser ses outils, ses données et ses infrastructures. Développer une résilience énergétique dépendante de technologies extra-européennes serait une contradiction en soi. C’est pourquoi se dessine un enjeu nouveau : bâtir une résilience doublement souveraine, énergétique et numérique à la fois.

Ainsi se construit, lentement mais sûrement, une résilience pilotée : ancrée dans la donnée, articulée par le numérique, coordonnée à l’échelle nationale et territoriale. Elle ne se mesure pas seulement à la capacité de réparer vite, mais à celle de prévoir juste. Et c’est cette transformation, discrète mais décisive, qui fait entrer la France dans une nouvelle ère : celle où la continuité énergétique devient un savoir collectif, partagé, algorithmique et stratégique.

La résilience comme projet collectif

La résilience n’est plus une réaction à la crise : c’est une stratégie d’avenir. Elle engage à penser autrement la relation entre technologie, nature et société. Le numérique ne protège pas de tout, mais il donne les moyens d’agir avec lucidité : anticiper, décider, s’adapter et apprendre. Dans un monde où les crises climatiques, géopolitiques et cyber s’enchaînent, il devient le langage commun de la résilience — celui qui relie les ingénieurs, les décideurs et les citoyens autour d’une même exigence : tenir, malgré tout.

En ce 13 octobre, Journée mondiale de la résilience, le message est clair : l’avenir énergétique ne sera pas seulement décarboné. Il devra être prévisible, flexible et intelligent. Et c’est dans cette alliance du réel et du numérique que se dessinera la capacité de nos sociétés à affronter les tempêtes du siècle.

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Commentaire

Freudon Saké
La résilience, c'est l'indépendance. On n'est pas résilient quand on est dépendant aux terres rares et junkie des réseaux sociaux.
Le numérique et non le digital, qui est un anglicisme prouvant la dépendance à une langue, un système de pensées féodales et des pratiques managériales qui ne sont pas les nôtres, le numérique, donc, est indispensables à la sécu, aux caisses de retraites, aux banques, aux assureurs, etc.
Le malheur, c'est que les banques sous-traitent à l'étranger des informations personnelles, et que les comptes se font pirater.
Le malheur, c'est que Microsoft domine 70 % de l'informatique des entreprises au niveau mondial, et que les mises à jour génèrent de l'obsolescence programmée et des portes d'entrée pour les hackers...
Pas vraiment de l'indépendance.
Pour être indépendant, il faut maîtriser l'écosystème de A à Z., de la production des matériels et logiciels, de l'hébergement des données, des interfaces grand public à l'énergie qui fait tourner le tout.
Et ne surtout pas autoriser des TikTok qui aliènent les esprits les plus faibles, les influenceurs qui vendent du shit Shein, qui finit par racheter les Grands Magasins, patrimoine historique et identitaire…
Pas réellement de l'indépendance. Est-ce que nous avons besoin d'une montre et d'un frigo connecté pour être heureux... Je ne crois pas.
La vérité, c'est que la digitalisation mondialiste des gourous technos, nous transforme en débiles profonds et en esclave de leur Tech, le prérequis indispensable pour adhérer à toute secte.
Hervé
Mwouaiss, des secheresses il y en a eu avant, des tempetes aussi... Tout ce discours sert surtout à trouver un bouc emissaire aux betises des politiciens. On contruit dans le lit des rivières, on interdit l'entretien des cours d'eau, puis on s'etonne que les maisons soient emportées et on accuse le réchauffement... Pour rappel, la mutualisation du systeme électrique mise en place par De Gaulle avait pour but d'optimiser les couts tout en amélirant la fiabilité. Il fut un temps pas si lointain ou le Kwh fiable était à 0.1€ TTc, on nous a promis que l'ouverture à la concurence allait baisser le cout, on est maintenant à 0,2€. Si certains s'en sont mis plein les pches, d'autres paient la facture et pendant ce temps les moyens de production viellissent. Je veux bien qu'il y ait quelques ameliorations que l'IA, batteries... puisse apporter à la smart grid permettant une optimisation, mais quand on voit le profil de la conso lors des pointes, ce qu'il faut avant tout c'est disposer d'une capacité de production disponible et pilotable. Utiliser l'IA pour anticiper l'arrivée de la vague de froid, c'est bien, mais utiliser l'argent invertit la dedans pour avoir les moyens de production quand ils seront necessaires c'est peut être mieux (la méthode a montré son efficacité par le passé).

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