
Professeur associé, Changement climatique & Transition énergétique, emlyon business school
Début octobre, la Chine a annoncé son intention de contrôler l’utilisation des terres rares et des technologies issues de son pays pour toutes les productions qui y recourent. La soudaineté et l’ampleur de cette annonce en font un levier de négociation commerciale et un outil de politique industrielle sans précédent, face auquel l’Europe doit trouver sa place.
Le nouveau champ de bataille géopolitique
Coup sur coup, le 9 octobre, le ministère du Commerce chinois a publié deux avis officiels pour imposer de nouveaux régimes de licence. Ils s’appliquent à tout produit contenant au moins 0,1% de terres rares extraites, séparées ou raffinées, même s’il est transformé ou revendu à l’étranger. Des licences d’exportation sont également requises pour les cellules lithium-ion d'une densité énergétique égale ou supérieure à 300 Wh/kg, les matériaux cathodiques et anodiques ainsi que pour les équipements de fabrication (fours, broyeurs, mélangeurs, enrobeuses, etc.).
Cette annonce est alarmante au vu de la domination du pays sur ces chaînes de valeur : la Chine maitrise 60% de l’extraction et 90% du raffinage mondial des terres rares, plus de 80% de la production de nombreux composants pour les batteries et même 94% de la fabrication des aimants.
Longtemps bonne cliente du libre-échange mondial, elle semble faire un revirement majeur. De prime abord, ces mesures répondent aux menaces tarifaires de l'administration Trump et leur application pourrait être différée en fonction de l’évolution des relations entre les deux pays. Il serait d’ailleurs tentant d’expliquer la situation uniquement avec cette dialectique.
Or, il s'agit d'une étape logique dans une stratégie à plus long terme, après 20 ans d’engagement pour constituer une autonomie technologique au service de la sécurité nationale, comme l’assume le dernier plan quinquennal. Une précédente restriction d’accès avait été imposée en août 2023 sur le gallium, le germanium et le graphite. L’augmentation sur les prix avait été mécanique. On peut s’attendre à un impact similaire aujourd’hui, avec une volatilité des prix accrue en raison des incertitudes politiques et tarifaires. Cela montre surtout la capacité du pays à imposer ses décisions pour forcer l'exportation de produits finis et piloter ses investissements. Prenons l’exemple du secteur des batteries pour comprendre l’impact stratégique de cette décision.
Les gigafactories de batteries en France
Les batteries sont essentielles pour les véhicules électriques et de plus en plus pour le réseau électrique. L'ambition européenne est grande dans ce secteur avec des projets qui pourraient représenter près de 25% de la production mondiale à l’horizon 2030 (contre 3% en 2020). En France, quatre usines sont en cours de montée en charge :
- la gigafactory d’ACC inaugurée 2023 à Douvrin (Pas-de-Calais). Sa production a débuté en 2024 avec le but de monter à 40 GWh/an d’ici 2030. La montée en cadence semble plus lente que prévue à cause des incertitudes du marché européen ;
- la gigafactory d'AESC/Envision, près de Douai (Nord), est également entrée en phase de production. Cette première tranche vise une production de 9 GWh de batteries par an, l’objectif étant d'atteindre entre 24 et 30 GWh/an à l’horizon 2030 ;
- la gigafactory de Verkor doit être la prochaine à démarrer, à Dunkerque (Pas-de-Calais) en 2026, pour produire 16 GWh de batteries par an dans une première phase et monter à 50 GWh/an en 2030 ;
- enfin Prologium, également à Dunkerque (Pas-de-Calais), se positionne sur une prochaine génération de technologie « solid-state ». Elle visait une production de 48 GWh/an mais affiche maintenant des chiffres revus à la baisse : 2-4 GWh/an dans un premier temps pour monter jusqu’à 8-16 GWh/an d’ici 2030.
Notons toutefois un enjeu technologique critique : la production en grand volume d’un produit pour lequel nous avons peu de savoir-faire est particulièrement complexe. Une usine peut ainsi mettre plus d’un an pour fiabiliser sa production. Le « ramp-up » est coûteux, avec des taux de rebut initiaux allant jusqu’à 30%, dus à la complexité du process, au manque d’expérience industrielle, à la montée en compétence du personnel et à la coordination naissante avec les fournisseurs.
Ne pas rater le tournant du marché
La plupart des fabricants français et européens actuels se concentrent donc sur des batteries lithium-ion avec une chimie Nickel-Manganèse-Cobalt (NMC). Cette filière est éprouvée et présente la meilleure densité énergétique, ce qui minimise le risque technologique. Or les constructeurs chinois optent de plus en plus pour la solution Lithium-Fer-Phosphate (LFP), qui est plus abordable mais moins performante (20-25% en moins sur ces deux paramètres). Cela dit, la technologie s'améliore rapidement et elle représente déjà plus de la moitié de la demande mondiale pour les véhicules électriques.
L’objectif européen principal est de consolider une filière NMC compétitive et décarbonée. Mais une ligne émergente complémentaire est aussi d’investir dans la chimie LFP pour ne pas rater le tournant du marché. C’est la raison pour laquelle des projets d’usines se développent dans le cadre de coentreprises, comme celle de Stellantis avec le groupe chinois CATL, qui produira des batteries LFP en Espagne. L’idée est de répéter la même stratégie que celle de la Chine de Deng Xiaoping qui a accompli un rattrapage économique historique à la suite de son investiture en 1978. Mais les annonces chinoises, plus subtiles qu’il n’y paraît, pourraient compromettre ce développement.

Centre de R&D d'ACC à Bruges, près de Bordeaux (©ACC)
Qu'est-ce qui est réellement en jeu ?
Rappelons que le seuil de contrôle des batteries est fixé par la Chine à partir d’une densité énergétique de 300 Wh/kg. Or, même si les informations sont partielles, les performances des batteries des gigafactories européennes actuelles se situeraient plutôt autour de 180-190 Wh/kg. Si elles devraient s’améliorer à moyen terme, elles restent pour le moment loin du chiffre mentionné dans l’avis.
Face à cette situation, trois niveaux d’analyse sont envisageables.
Tout d'abord, on peut considérer que les filières chinoises dans les véhicules électriques et les batteries arrivent aujourd’hui à la fin d’un cycle. Les acteurs industriels sont matures, mais ils sont en surcapacité et ils vont sûrement faire face à une période de fragilisation avec une étape nécessaire de consolidation. La Chine a une domination sans équivoque sur les technologies actuelles mais cherche à gagner du temps : verrouiller les générations suivantes, avant même que nous ne commencions à les produire, c’est conserver une capacité d’innovation critique.
Ensuite, cette juridiction extraterritoriale est un instrument de renseignement sur les développements et les progrès industriels et technologiques. À court terme, cette réglementation créera sans doute des tensions d’approvisionnement, ce qui permettra à la Chine de comprendre la maturité de notre industrie dans ce secteur. Le pays pourra identifier rapidement les pionniers et leur avance technologique, surveiller leurs partenariats internationaux et se protéger si nécessaire. Un des objectifs est d'empêcher le contournement via des pays tiers et d'étendre son influence réglementaire à l’image de celle des États-Unis.
Enfin, et c'est le point essentiel, la Chine veut encadrer le rattrapage industriel européen et le transfert de savoir et savoir-faire comme elle a pu en bénéficier dès la fin des années 90. Ces restrictions ne visent pas nécessairement à réduire les volumes mais à servir de garde-fou pour ses futurs investissements à l’étranger. C’est ce qu’implique le modèle des coentreprises, admis peu à peu comme une option du moindre mal en Europe. Des investissements et des usines oui, mais sans divulguer les connaissances et les savoir-faire sur les composants, les processus et les machines. Des usines d'assemblage donc, mais pas de fabrication.
Dans les faits, cette approche pourrait permettre d’assurer les relations entre le pays et ses partenaires pour répondre à leurs aspirations tout en sécurisant un nouveau statut : de pays exportateur / prédateur à celui d’investisseur étranger de confiance. Il serait à l'initiative d'écosystèmes de production régionaux délocalisés, mais coordonnés, donnant l'illusion d'une diversification tout en renforçant la dépendance.
Quelle réponse européenne ?
Fin octobre s’ouvrait une réunion des ministres de l’énergie du G7 pour s’accorder sur un « plan d’action sur les minéraux critiques ». Pour la Grande-Bretagne, le Canada, la France, l'Allemagne, l'Italie, le Japon et les États-Unis, l’objectif annoncé est de mobiliser des investissements privés pour augmenter la production de ces matériaux et réduire l’influence de la Chine sur le marché. Si le constat est partagé, les pistes évoquées restent encore floues et incertaines vu les ambitions divergentes de certains pays membres.
L’Union européenne a présenté dans le même temps une feuille de route plus précise avec le plan « RESourceEU » visant à réduire notre dépendance aux terres rares chinoises. Il s’agit, en amont, d’établir des partenariats avec des pays comme l’Australie, le Canada ou le Chili afin de sécuriser l’accès aux minerais. Au milieu de la chaîne, l’objectif est d’augmenter les capacités de séparation, de raffinage et de traitement métallurgique des terres rares sur le sol européen. En aval, des efforts de recyclage massifs doivent permettre d’amortir les chocs d’offre. D’autres leviers sont évoqués comme la création d'un centre commun d'achat et de stockage stratégique, ou encore le soutien à la filière européenne de production d’aimants.
Nous ne pouvons que saluer cette approche cohérente et globale, qui doit toutefois être associée à une diversification des partenaires pour les gigafactories. Si de nombreuses usines utilisent des machines chinoises, celles coréennes constituent une alternative crédible. Avec le Japon, ces pays doivent devenir les premiers centres de diversification pour développer notre savoir-faire. Ils constituent une autre géographie industrielle à développer pour bâtir des interdépendances choisies. L’effort demandé, en termes d’investissement financier et temporel est gigantesque pour mettre à niveau notre appareil de production.
Surtout, ces mesures concrètes doivent s'accompagner d'un revirement conceptuel profond, car nous perdrons si nous nous contentons de jouer le jeu du rattrapage. En nous indiquant sa volonté de connaître l'état précis des chaînes de valeur et des technologies, la Chine nous fournit également des informations précieuses sur ses choix stratégiques. Nous pouvons faire preuve de pugnacité pour négocier des termes avantageux.
La batterie sodium-ion, autre option crédible
Nous pouvons également explorer d'autres pistes, comme les batteries au sodium, pour lesquelles des marges de manœuvre sont encore possibles.
La batterie sodium-ion émerge comme une option crédible pour le segment entrée/milieu de gamme ou le stockage stationnaire (moins chère, moins consommatrice de métaux critiques, plus sûre, plus stable au froid). Sa densité reste bien inférieure (100–160 Wh/kg), donc hors du champ des restrictions. C'est le chinois CATL qui l'a remise en avant en 2021, avec une production qui devrait arriver à maturité d'ici 2027-2030 selon l'Agence internationale de l'énergie. Le marché est naissant, ce qui laisse donc plus de marge de manœuvre pour les industriels européens. À date, aucune production de masse n’est encore opérationnelle sur le continent mais les premiers volumes pourraient venir du français Tiamat d’ici 2029.
Dans tous les cas, nous devons retrouver de l'« agency », un terme anglais sans équivalent, qui signifie la capacité d'agir par soi-même et d'influencer le cours des choses plutôt que de le subir.
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