Jacques Percebois, professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)
Boris Solier, maître de conférences à l’Université de Montpellier, Expert Cyclope
Certains fournisseurs alternatifs, qui ont souscrit un volume d’ARENH à 42 €/MWh demandent que s’applique aujourd’hui la clause dite de « force majeure » (leur permettant ainsi de bénéficier entre autres d’un report, d'un étalement voire d’une annulation du paiement de leurs factures et ce, sans pénalités) au motif que le prix sur le marché de gros de l’électricité se situe aux alentours de 20 à 30 €/MWh en raison de la chute des prix liée au coronavirus. En vertu de la théorie de l’imprévision, l’application de la clause de force majeure exonère en effet les signataires de leurs engagements.
La Commission de régulation de l’énergie (CRE) semble avoir refusé cette demande, considérant que les conditions de la force majeure ne sont pas réunies(1). Elle laisse toutefois la porte entrouverte : des délais de paiement peuvent être accordés et certains fournisseurs alternatifs pourraient au coup par coup invoquer la clause en cas de situation financière exceptionnellement dégradée.
Rappelons que le volume d’ARENH représente de l’ordre de 60% des approvisionnements des fournisseurs alternatifs(2). S’il est saisi, c’est le juge qui in fine décidera si la clause de force majeure s’applique ou non (car la délibération de la CRE en date du 26 mars peut donner lieu à saisine du juge).
Les « 3 i »
Pour la jurisprudence, la clause de force majeure s’applique en général si trois conditions sont simultanément réunies : l’indépendance, l’imprévisibilité, l’irrésistibilité. Cette chute des prix est certes indépendante de la volonté des fournisseurs alternatifs ; elle peut à certains égards être considérée comme irrésistible car ces alternatifs ne peuvent pas faire grand-chose pour y remédier. Elle était en revanche prévisible en ce sens que cela est déjà arrivé dans le passé : les prix de gros ont souvent été très faibles, voire négatifs. Tout intervenant sur le marché de gros sait que le prix peut être durablement bas.
La nouveauté, c’est que cela pourrait durer très longtemps et c’est ce facteur qui est spécifique à la situation présente. On objectera aussi que l’imprévisibilité ne porte pas sur le prix mais sur la quantité souscrite. Personne ne pouvait prévoir un effondrement de la demande d’électricité liée à une chute de l’activité économique. C’est vrai mais cela ne fait-il pas partie de la gestion des risques ? Dans un marché libéralisé, les clients peuvent changer de fournisseur et, à titre d’exemple, EDF perd chaque année des centaines de milliers de clients… À cela s’ajoute le fait qu’EDF aussi est concernée par la chute de la demande d’électricité donc de sa production.
La réciprocité
Dans le passé récent, en 2016 par exemple, lorsque les prix de gros étaient bas, en tout cas inférieurs pendant plusieurs mois au prix de 42 €/MWh, la demande d’ARENH a été nulle. EDF a alors dû écouler à un prix de gros déprécié un volume d’ARENH que l’entreprise aurait pu vendre au prix régulé de 42 €/MWh (les alternatifs ne sont pas obligés de souscrire un volume d’ARENH car c’est une option « gratuite »). Il y eut pour l’entreprise un manque à gagner important et elle n’avait alors pas fait jouer la clause de force majeure. La situation actuelle est donc symétrique.
Les fournisseurs alternatifs ont demandé l’an dernier de pouvoir bénéficier d’un volume annuel d’ARENH plus grand (147 TWh au lieu de 100 TWh). EDF n’y était pas favorable, du moins à ce prix, d’autant que la production nucléaire est plutôt amenée à baisser dans le futur. Heureusement pour ces alternatifs que le statu quo a prévalu et que le prix n’a pas augmenté en échange d’un relèvement du plafond de l’ARENH.
Le corridor
Un projet gouvernemental que nous avons analysé dans une récente note consiste à supprimer le système actuel d’ARENH et à le remplacer par un « corridor » de prix. Tout le nucléaire serait vendu au prix du marché de gros par « EDF producteur » et tous les fournisseurs (« EDF fournisseur » compris) « se sourceraient » sur le marché à terme dont le prix serait néanmoins encadré par deux bornes. Il y aurait un prix plafond et un prix plancher, avec comme principe : si le prix du marché dépasse le prix plafond, « EDF producteur » a l’obligation de verser ex post la différence à ses acheteurs ; si le prix du marché est inférieur au prix plancher, ce sont les fournisseurs qui cette fois reversent la différence à EDF. La largeur du corridor serait de 6 €/MWh selon ce projet.
Nous avons montré dans un précédent article, sur la base des observations des prix de gros de la période 2015-2019 (ce que semble corroborer la situation présente) :
- que la largeur de 6 €/MWh pour le corridor est insuffisante car le prix du marché risque d’être souvent inférieur au prix plancher ; il peut être parfois supérieur mais se situe plus rarement à l’intérieur du corridor (« le serpent sort facilement du tunnel »). Cela donnerait lieu à de multiples compensations financières ex post entre « EDF producteur » et les fournisseurs alternatifs ;
- que les fournisseurs alternatifs ont souvent intérêt à acheter leur électricité directement sur le marché spot plutôt que de réserver de volumes d’ARENH. Avec le nouveau système, les fournisseurs conserveraient sans doute la possibilité de s’approvisionner sur le marché spot indépendamment de l’ARENH mais l’électricité nucléaire serait vendue via des contrats à terme mis sur le marché 24 mois avant l’année de livraison ;
- qu’un système de corridor couvrant la totalité de la production nucléaire peut être plus avantageux pour les alternatifs que le mécanisme d’ARENH à prix fixe revalorisé au-delà de 42 €/MWh ;
- qu’il est important pour EDF d’avoir un prix plancher qui couvre tous les coûts présents et futurs du nucléaire. La sauvegarde de cet outil de production est vitale pour l’économie française à un moment où il va falloir réfléchir à des politiques volontaristes de relance économique.
Il est trop tôt pour anticiper les conséquences de la situation actuelle qui dépendront notamment de la durée de l’épidémie. Quel sera le rôle du marché demain ? Que deviendront les producteurs et fournisseurs qui auront eu à faire face à des « coûts échoués » importants ? Faut-il revenir à plus de régulation ou au contraire supprimer tout simplement l’ARENH ?
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