Faut-il arrêter l’ARENH ? Le débat est reparti…

Jacques Percebois – Professeur à l’Université Montpellier I

Professeur émérite à l’Université de Montpellier (CREDEN)

Imaginé par la Commission Champsaur en 2009(1), l’ARENH (accès régulé à l’énergie nucléaire historique) est un mécanisme mis en œuvre par la loi NOME (adoptée en 2010) qui a commencé à fonctionner en juillet 2011.

Ce mécanisme avait pour objet de permettre aux concurrents d’EDF (les « entrants ») de pouvoir rivaliser à armes égales avec l’opérateur historique dans la compétition qui permettait, depuis juillet 2007, à tous les consommateurs européens d’électricité de choisir leur fournisseur.

Avec l’envolée des prix du pétrole et par ricochet des prix du gaz naturel en 2008, les prix de l’électricité sur le marché de gros avaient fortement augmenté, dans la mesure où le prix d’équilibre sur ce marché est aligné, heure par heure, sur le coût marginal de production de l’électricité. Lequel correspond grosso modo au coût variable (coût en combustible) du dernier kWh nécessaire pour équilibrer en temps réel l’offre et la demande d’électricité.

À cette époque, c’est une centrale thermique fonctionnant au gaz qui est la centrale « marginale ». Ce coût est alors sensiblement supérieur au coût marginal d’une centrale nucléaire, ce qui donne à EDF un avantage comparatif et empêche les « entrants » de gagner des parts de marché. Or, pour la Commission européenne, le critère d’une saine compétition est le degré de « switching » des consommateurs.

C’est au niveau des coûts de production, et accessoirement des coûts de commercialisation, que s’apprécie la compétitivité relative des divers fournisseurs.

Le faible coût marginal du nucléaire historique (les 58 réacteurs encore actuellement en fonctionnement) procurait donc une « rente » à EDF et cela empêchait toute pénétration des concurrents sur le marché de détail puisqu’ils produisaient leur électricité à partir de centrales à charbon ou à gaz ou l’achetaient sur le marché de gros à un prix aligné sur le coût du gaz ou du charbon.

Rappelons que les coûts de réseau (transport et distribution) sont les mêmes pour tous les opérateurs puisque ce sont des tarifs régulés fixés par la CRE (Commission de régulation de l’énergie). C’est donc au niveau des coûts de production, et accessoirement des coûts de commercialisation, que s’apprécie la compétitivité relative des divers fournisseurs.

Un système d’écluse

Deux solutions se présentaient à la Commission Champsaur : soit pénaliser EDF en taxant l’entreprise d’un montant correspondant à la « rente » nucléaire dite de rareté et qui correspondait de facto à un avantage lié aux choix publics passés, soit aider les « entrants » à acquérir de l’électricité nucléaire sur la base du coût réel dont bénéficiait EDF, un coût inférieur au prix du marché de gros.

C’est un système d’écluse qui revient dans le premier cas à hisser EDF au niveau du coût supporté par ses concurrents (le prix du marché de gros) et dans le deuxième cas à faire tomber les concurrents au niveau du coût avantageux supporté par EDF.

La Commission avait envisagé d’imposer le même mécanisme aux détenteurs de centrales hydrauliques au fil de l’eau…

La Commission Champsaur a recommandé d’opter pour la seconde solution mais en limitant cet « accès au nucléaire historique » à un niveau raisonnable : 100 TWh sur les 400 TWh nucléaires (soit 25% environ de la production nucléaire annuelle), ceci jusqu’en 2025. Ce sont les pouvoirs publics qui devaient calculer ce coût, qui évidemment était un enjeu important pour les deux parties.

La Commission avait envisagé d’imposer le même mécanisme aux détenteurs de centrales hydrauliques au fil de l’eau qui eux aussi bénéficiaient d’un avantage comparatif important en termes de coût : le coût marginal de l’hydraulique est très inférieur au coût marginal du kWh thermique qu’il soit issu du fioul, du gaz ou du charbon. Mais les pouvoirs publics ont estimé que la mise aux enchères prochaine des concessions hydrauliques devait régler ce problème. C’est comme cela que l’ARB (accès régulé à la base, nucléaire et hydraulique) est devenu l’ARENH (accès régulé au seul nucléaire historique)(2). Notons que la mise aux enchères des concessions hydrauliques n’est toujours pas faite à ce jour.

Les adversaires de la mise aux enchères des concessions hydrauliques proposent d'ailleurs de revenir à l’avant-projet initial de la Commission Champsaur et d'étendre l'ARENH à l’hydraulique de base, ce qui serait un moyen d’ouvrir l’hydraulique à la concurrence puisque l’atout d’un accès à cette ressource à bas coût serait partagé entre tous les fournisseurs. A priori, les barrages de retenue, qui sont appelés en pointe et rarement en base (on stocke l’eau à défaut de stocker l’électricité et on la turbine aux heures les plus chargées de l’année), seraient dans ce cas exclus et cela concernerait essentiellement l’hydraulique au fil de l’eau(3).

Ni la Commission Champsaur, ni les pouvoirs publics n’avaient envisagé que le prix du marché de gros allait s’effondrer…

Les pouvoirs publics, après une nouvelle consultation de la Commission, ont choisi un niveau d’ARENH de 40 euros par MWh pour le second semestre de 2011 et de 42 euros à compter de janvier 2012. C’est le chiffre encore en vigueur en 2018. Car ce que ni la Commission Champsaur ni les pouvoirs publics n’avaient envisagé, c’est que le prix du marché de gros allait s’effondrer et rester parfois durablement inférieur au niveau de l’ARENH…

Quand le prix du marché « bat » l’ARENH…

Plusieurs raisons expliquent cette nouvelle donne. À compter de 2014-2015, les prix du pétrole ont chuté et avec eux les prix du gaz. Le développement rapide du gaz de schiste aux États-Unis a détrôné le charbon au sein du mix électrique américain et ce charbon américain bon marché qui ne trouve plus de débouché aux États-Unis vient concurrencer le gaz dans la production d’électricité en Europe.

Mais surtout les aides massives accordées partout en Europe aux énergies renouvelables comme le solaire et l’éolien ont fait chuter les prix sur le marché de gros de l’électricité. Cette électricité renouvelable, financée hors marché via des prix garantis (feed-in tariffs), participe aux enchères à son coût marginal qui est proche zéro ce qui, du fait d’une forte surproduction d’électricité dans un contexte où la demande reste stable, conduit à des prix de gros très faibles et parfois négatifs.

La demande d’ARENH a chuté et a parfois même disparu, comme en 2016…

Les pouvoirs publics ont même dû introduire un « marché de capacité » pour permettre aux opérateurs de financer les coûts fixes de leurs centrales et assurer ainsi que la puissance appelée serait suffisante pour passer la pointe hivernale et éviter le black-out…

Du coup, la demande d’ARENH a chuté et elle a même parfois disparu, comme en 2016. Faut-il dès lors arrêter un système qui n’a plus de raison d’être dans ce nouveau contexte ? Certains le souhaitent, comme EDF, d’autres demandent le maintien de cette garantie d’un prix stable de référence, une sorte d’assurance, au cas où le contexte changerait à nouveau.

Fin programmée de cette « régulation asymétrique » ?

D’une certaine façon, ce mécanisme constitue une régulation « asymétrique » en ce sens qu’elle revient à pratiquer une forme de discrimination positive en faveur des « entrants ». L’opérateur historique considère qu’avec un prix de marché compétitif égal, voire inférieur au niveau de l’ARENH, le recours facultatif et discrétionnaire à ce mécanisme, qui est un privilège des concurrents d’EDF, est devenu un avantage injustifié en faveur de ces concurrents. Et ce d’autant que les contraintes croissantes de sûreté imposées par l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) engendrent des coûts supplémentaires qui devraient déboucher a minima sur une revalorisation du niveau de l’ARENH.

À cela s’ajoute le fait que le nucléaire est souvent évincé du marché par les renouvelables dont le coût marginal est proche de zéro, ce qui n’est possible que parce que les coûts fixes de ces renouvelables demeurent pour l’instant subventionnés. Mais EDF a surtout perdu des parts de marché importantes, en particulier au niveau des clients professionnels, et l’entrée de nouveaux concurrents comme Total, qui vient de racheter Direct Energie et ambitionne de conquérir rapidement 10% des clients, ne justifie plus à ses yeux le maintien d’un tel mécanisme.

Il peut y avoir une incohérence à vouloir réduire le poids du nucléaire tout en expliquant que c’est une énergie qui, du fait de sa compétitivité, perturbe la concurrence…

La fin programmée des TRV (tarifs réglementés de vente), encore en vigueur pour les clients domestiques, devrait accélérer la mobilité des ménages qui devront signer un contrat en offre de marché, soit avec EDF soit avec ses concurrents. La décision législative prise en 2015 de réduire la part du nucléaire dans le mix électrique français est un argument supplémentaire car il peut y avoir une incohérence à vouloir réduire le poids du nucléaire tout en expliquant que c’est une énergie qui, du fait de sa compétitivité, perturbe la concurrence…

Pour les « entrants », la hausse récente du prix du pétrole et la crainte de voir les aides aux renouvelables diminuer militent en faveur du maintien de ce mécanisme qui constitue en quelque sorte un « parapluie » au cas où le temps se gâterait, du fait d’une nouvelle hausse du prix de gros de l’électricité. Et ceci n’est pas à exclure dans un contexte où le prix du CO2 a fortement monté sur le marché des quotas européens, passant récemment de 5 à 13 euros par tonne en l’espace de quelques mois.

Les reformes actuellement entreprises en Europe devraient déboucher rapidement sur des prix croissants du carbone, ce qui pénalisera de plus en plus l’électricité carbonée (centrales à gaz ou au charbon). Faut-il s’en désoler ? C’est un atout pour le nucléaire et la concurrence ne requiert pas de pénaliser les bons élèves…

L’existence de l’ARENH prouve que l’on ne peut pas s’en remettre totalement aux seuls mécanismes du marché et qu’il faut maintenir un minimum de régulation si l’on veut concilier des intérêts contradictoires et atteindre plusieurs objectifs parfois difficilement compatibles. Les débats actuels au sein de la PPE (Programmation pluriannuelle de l’énergie) devraient aborder cette question du maintien ou non de ce mécanisme introduit à un moment donné et dans un contexte particulier pour faire face à une défaillance de marché.

Sources / Notes
  1. Commission dont Jacques Percebois était membre.
  2. « Transition(s) électrique(s) : ce que l’Europe et les marchés n’ont pas su vous dire », Jean-Pierre Hansen et Jacques Percebois, Éditions Odile Jacob, 2017.
  3. Avec ce système, certains producteurs seraient gagnants, d’autres perdants. Pour EDF, ce serait un peu une double peine puisqu’il faudrait permettre l’accès non seulement à son nucléaire de base mais aussi à ses centrales hydrauliques. Engie, propriétaire de la Compagnie Nationale du Rhône, devrait permettre l’accès aux centrales installées dans la vallée du Rhône. Total et les autres entrants propriétaires de centrales thermiques seraient « gagnants » puisqu’ils ne disposent ni de nucléaire, ni de beaucoup d’hydraulique…

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Commentaire

GRUNBLATT GERARD

"Faut-il dès lors maintenir un système qui n’a plus de raison d’être dans ce nouveau contexte ? Certains le souhaitent, comme EDF, d’autres demandent le maintien de cette garantie d’un prix stable de référence, une sorte d’assurance, au cas où le contexte changerait à nouveau.": N'y a t'il pas une erreur?
Ne faudrait il pas lire "Faut-il dès lors maintenir un système qui n’a plus de raison d’être dans ce nouveau contexte ? Certains ne le souhaitent pas ,comme EDF, d’autres demandent le maintien de cette garantie d’un prix stable de référence, une sorte d’assurance, au cas où le contexte changerait à nouveau.

Connaissance d…

Le terme "maintenir " a en effet été remplacé par "arrêter" pour supprimer toute confusion éventuelle. Merci de votre remarque.

I. Lucas

La création de l'ARENH résulte, avec 5 ans de retard, de la création, en 2005, du marché des quotas de CO2 (l'ETS) .
Le marché de l'électricité était en cours d'ouverture. Le marché de gros reflète les coûts marginaux de production à court terme.
Le prix des quotas de CO2 s'est ajouté au coût marginal du gaz ou du charbon.
Pour les acteurs qui avaient choisis les offres de marché, le prix de l'électricité a augmenté en 2005 de 60%
pour ceux qui étaient restés sur les prix régulés, les prix sont restés stables!
L'ouverture à la concurrence a été gelée immédiatement et n'a repris qu'en 2014.
Mais les industriels qui avaient choisis des offres de marché ont demandé à pouvoir revenir aux offres régulées.
Le ministère de l'industrie a, en catastrophe, instauré des tarifs à mi chemin entre le marché et le régulé : les tarifs TARTAM en promettant un mécanisme pérenne : ce qui a donné la Loi NOME.
Le prix du nucléaire régulé (42€) a été fixé initialement pour assurer la continuité entre le Tartam et le nouveau dispositif
Il était prévu que le prix reflété le coût moyen du nucléaire historique.
La possibilité de ne pas recourir à l'ARENH était possible mais n'avait pas été prise en compte.
L'ARENH était devenu une option contre la hausse des prix alors qu'elle devait être calculée comme un coût moyen.
Donc si on garde ce mécanisme il faut revoir son mode de calcul!

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